Antigone, insoumise et intime (4/7. La liberté)

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Antigone n’a pas pris vie au crépuscule. Antigone nait avec l’aube. C’est au point du jour, qu’Antigone devient anti ce qui signifie face à et non pas contre. Au reflux de l’armée d’Argos, Antigone sort de l’ombre où elle aurait pu résider toute sa vie, non pas pour résoudre l’énigme de la sphinge comme son père, non pas pour résoudre l’énigme des étapes de la vie, mais pour remplir l’espace entre chacune d’elles. Œdipe s’y est arraché la peau, les ongles, les phalanges. Le crépuscule décrit un état incertain aussi bien matin que soir. Antigone point avec le jour, avec l’aube, quand la liberté prend vie, et donc corps.

« Mon sang, ma sœur, ma chérie ». Antigone ne tente pas d’amadouer Ismène, elle livre son cœur. Elle ravive la mémoire. Même si la traduction de sang se révèle imprécise en français et une traduction plus fidèle aurait préféré, la fratrie. « Mon sang », il s’agit du sang des frères, « mon sang », toi Ismène et Étéocle et Polynice, tous également frères et pour cette raison connaissant tous le même sang qui coule dans toutes les veines de chacun d’eux. « Mon sang, tu es mon sang, et toi ma sœur, mon sang aussi, ma sœur chérie. » Antigone n’amadoue personne, elle bout. Son sang bout dans ses veines. « Tu sais tous les malheurs qu’Œdipe a légués aux siens. » Antigone vient sauver la mémoire, elle vient dire ce qui est su, ou doit être su, mais a pu être oublié, être enseveli, être remisé… Dans ce dialogue d’introduction, Antigone veut resserrer les liens, même si elle ne croit pas que ce soit nécessaire dans le sens où cela est si évident, si certain… mais son sang bout, car tout ce qui la constitue, tout ce qui fait Antigone, fille d’Œdipe, frémit du viol en cours, le décret de Créon. « Tu sais tous les malheurs qu’Œdipe a légués aux siens. Mais en sais-tu un seul que Zeus ne tienne pas à consommer ici de notre vivant même ? » Antigone flanque sa décision au visage d’Ismène et il paraît assez certain qu’elle ne comprend pas l’incrédulité qui se dessine en creux sur le visage de sa sœur. Il faut croire qu’Ismène ne connaît pas encore le décret de Créon. Elle en a tout l’air. Et il serait intolérable de commencer la tragédie par un procès d’intention. Ismène n’a pas eu connaissance du décret interdisant de rendre les honneurs funéraires à Polynice. Antigone le lui apprend donc. Ismène n’en sait rien. N’a-t-elle rien entendu ? N’a-t-elle rien voulu entendre ? Il s’agit du même en ce qui la concerne, elle n’est que trop au courant des malheurs de sa famille et elle n’a nul besoin d’Antigone pour se les remémorer. Mais Antigone a préparé son effet, elle a ravi Ismène de sous les premières lueurs du palais de Thèbes, elle l’a emmenée presque de force, elle lui a rappelé ce qui les unissait et devait donc aussi les réunir, pour enfin lui livrer le décret de Créon, cette nouvelle honte pour la famille d’Œdipe, cette injure, cette calomnie, cet outrage. Le sang d’Antigone bout, car l’outrage sur terre résonne chez les dieux. « Tu sais tous les malheurs qu’Œdipe a légués aux siens. Mais en sais-tu un seul que Zeus ne tienne pas à consommer ici de notre vivant même ? » Zeus et les dieux antiques apparaissent au deuxième vers. Antigone affronte Ismène en dépositaire de la foudre. Aucun mot, aucun adjectif n’est assez fort pour montrer à sa sœur comme les dieux sont outrés par ce décret et qu’il doit donc être combattu sans relâche. « Pour Polynice, ce pauvre mort, défense est faite, paraît-il, aux citoyens de donner à son cadavre ni tombeau ni lamentation : on laissera là, sans larmes ni sépultures, proie magnifique offerte aux oiseaux affamés en quête de gibier. » Dans la Grèce antique existait déjà, sous la forme d’un repos éternel à défaut d’être un lieu paradisiaque, l’idée merveilleuse et apaisante d’un lieu après la mort qui n’est pas encore une consolation ; idée dont notre monde moderne se trouve bien dépourvu. Antigone précise cette consolation dans chacun de ses vers, cette idée lui donnera la force de lutter pied à pied avec le nouveau roi sans ressentir la moindre crainte. Antigone souhaiterait trouver la même hardiesse, la même audace, dans les yeux de sa sœur quand elle a fini de lui expliquer la situation. « Et voilà, m’assure-t-on, ce que le noble Créon nous aurait ainsi défendu, à toi comme à moi — je dis bien, à moi ! Il viendrait même en personne proclamer ici expressément sa défense, pour ceux qui l’ignorent encore. Ah ! C’est qu’il ne prend pas la chose à la légère : aux rebelles il promet la mort, la lapidation dans la cité ! Tu connais les faits : tu vas, je pense, nous montrer sans retard si tu es digne de ton sang, ou si, fille de braves, tu n’as qu’un cœur de lâche. » Les propos d’Antigone à sa sœur se veulent définitifs ; ils ne trouveront en écho que le relativisme ; l’envie sous sa forme moderne.

La tragédie d’Antigone enseigne les qualités et les travers que les hommes revivent sans cesse, souvent en les subissant, comme s’ils étaient nouveaux. C’est ainsi que l’on aurait tort de se placer dans un camp, de snober les travers des uns ou des autres, de se penser ne serait-ce qu’un instant supérieur. Les sociétés hiérarchiques avaient pour objectif premier d’empêcher cela, par toutes sortes de mécanismes complexes, elles construisaient et renforçaient la digue protégeant de l’envie. Entre Antigone et Ismène, il ne s’agit pas de choisir. D’ailleurs Sophocle excelle à jouer de miroirs qui réfléchissent et l’une et l’autre, chaque personnage qui se croise trouve ainsi une forme de double devant lui qui le rappelle à lui-même et lui fait sentir le souffle de ce qu’il est, de ce qu’il aurait pu être, de ce qu’il deviendra, et le lecteur n’échappe pas à cet exercice. Ismène, acculée par sa sœur, plonge tout d’abord corps et âme dans le déni. On ne peut savoir s’il est justifié ou non, mais prenons le parti qu’il soit justifié. Ismène ne sait rien, pour un peu elle s’apparenterait presque aux trois petits singes. Et plus Antigone la presse, plus elle se rétracte. Ce n’est pas parce que l’on attend quelque chose de toute sa volonté que sa réalisation ne surprend pas. Tant s’en faut. Une fois encore, il s’agit d’une ruse, d’un blasphème. Le confort intellectuel s’avère le plus hideux des conforts, car l’esprit qui cesse de s’affronter se complaît de ses acquis et tant à s’endormir dessus, c’est-à-dire qu’il devient lénifiant ; une sorte d’idéologie. Ismène, jusqu’à ce moment précis où Antigone vient la prendre par la main et l’attirer loin des oreilles du palais, vivait dans un confort intellectuel. Elle avait trouvé refuge, lors des premiers bruits de combats, au sein de la cité. Elle avait su, on lui avait dit, on avait ricané, que ses deux frères combattaient l’un avec l’armée d’Argos l’autre au nom de Thèbes. Pour le pouvoir. Ismène affirme ne pas savoir ce dont parle Antigone lorsque celle-ci l’interroge sur l’édit de Créon. Elle montre une tristesse qui ne saurait être feinte. Elle pleure ses frères, mais elle les pleure intérieurement. Dans la sphère privée, qui n’est qu’une émanation de l’individualisme. Ismène est douce, elle pleure ses frères en son for intérieur ; elle ne veut pas montrer sa peine à l’extérieur. Elle ne veut pas subir les vilenies des autres. Elle rappelle à Antigone : « Mais non ! De ceux que nous aimons, je n’ai, moi, rien entendu dire, Antigone, rien qui apaise ni avive ma peine, depuis l’heure où, toutes deux, nous avons perdu nos frères, mort en un seul jour sous un double coup. » Ismène s’étonne ou joue l’étonnée, et se roule en boule comme un bernard-l’ermite. Antigone lui révèle la loi de Créon et finit par cette sentence par une menace non dissimulée : « Tu connais les faits : tu vas, je pense, nous montrer sans retard si tu es digne de ton sang, ou si, fille de braves, tu n’es qu’un cœur de lâche. » Antigone croit ne laisser aucune échappatoire à sa sœur. Antigone refuse tout compromis, elle tonne, car l’urgence appelle. Mais elle s’est éloignée de sa sœur. Ismène ne ressentant pas la douleur comme Antigone. Ismène ressent la douleur comme une douleur supplémentaire en espérant qu’il n’y en ait plus, que cela suffît. Ismène rêve d’un calme parfait ou rien ne viendrait plus jamais faire bruisser le vent, agiter les branches des arbres, friser la surface de l’eau. Ismène croit que la vie est une maladie et que son médicament s’apparente au confort. Ismène n’est pas lâche ou tout au moins pas comme Antigone le lui assène. La peur n’est pas le premier moteur de sa façon de vivre, peut-être le second, ce qui l’anime, cette recherche de la paix à tout prix, cette volonté d’éviter les conflits, de faire cesser le bruit et le caractère odieux de sa vie et de son nom se résout dans son sentiment d’impuissance. Ismène remonte même le fil de leur histoire en dénonçant tous les crimes subis par leur famille. Elle invoque toutes les forces qui se dressent entre elles et l’acte : elle n’a pas la force d’affronter le roi, sa famille a déjà subi tant d’opprobres qu’il faut songer à tout oublier, tout enfouir même, car ce sont les actes du père qui nous ont menés là où nous en sommes… « Pour moi en tout cas, je supplie les morts sous la terre de m’être indulgents, puisqu’en fait je cède à la force ; mais j’entends obéir aux pouvoirs établis. Les gestes vains sont des sottises. » Il faut aussi du courage pour affronter Antigone. Ismène avoue sa philosophie : elle cède à la force et s’attire les foudres d’Antigone qui ne reconnait de force que celle des dieux. C’est à ce moment qu’Antigone imprime l’idée de vie après la mort dans son discours : Ismène pense à la mort terrible, la lapidation, le châtiment de Créon, elle ne veut pour rien au monde rajouter de l’outrage à l’outrage, elle veut étouffer l’outrage dans l’œuf ; Antigone, elle, pense déjà à l’après-vie, au repos éternel : « Ne dois-je pas plus longtemps plaire à ceux d’en bas qu’à ceux d’ici, puisqu’aussi bien c’est là-bas qu’à jamais je reposerai ? Agis, toi, à ta guise, et continue de mépriser tout ce qu’on prise chez les dieux. » Ismène d’avouer alors se sentir incapable d’agir et de défier sa cité pour se voir asséner qu’elle se couvre de ce prétexte. Pour Antigone, Ismène a peur, elle ne veut plus discourir avec quelqu’un qui a peur, car Antigone a surmonté sa peur depuis bien longtemps et elle balaie devant elle tout ce qui y ressemble de près ou de loin. Antigone se situe au large de la peur qu’elle ne laisse jamais plus transparaître, car elle se sert de sa peur pour agir, sa peur est absorbée dans l’acte à agir, elle en est le moteur, peut-être aussi le combustible.

La peur est partout. Elle inaugure parole, pensée, acte… Elle décide de quelle matière de robot, nous serons modelés. Nous ne cessons de nous roidir, de regarder en coin, de réagir ; nous n’agissons qu’une fraction de seconde par jour, par mois, par an, par vie… La réaction nous emprisonne et guide nos pas vers l’échafaud de la liberté. Quel gâchis ! Comme la peur nous enrôle sous le coup de l’action inspirée, nous ne voyons plus comme nous sommes prisonniers, et nous avons perdu le goût de remonter le courant pour trouver les causes. Antigone exprime ce goût, de ne pas perdre celui de la transmission pour ne pas vivre entre un présent ressemblant à un quotidien permanent et un futur teinté d’un halo de magie, gouverné par la technique donc, se désirant toujours plus prometteur. Il faudrait affronter la peur. Il faudrait l’effrayer. Car la peur a peur. La peur s’affiche comme un hologramme du mal ; l’affronter revient à lui faire face, à la regarder dans les yeux et à lui intimer de reprendre sa place dans le parc d’attractions. Notre esprit se représente le mal, s’acclimate ainsi de sa présence pour le rendre, en pensée, vulnérable, confortable, inoffensif, et le mal projette son atout, son hologramme, la peur. Nul n’est besoin d’être fort ou intelligent ou riche, il n’existe qu’une façon de défier la peur, et cette façon s’ancre dans la conscience de soi. L’identité plonge au cœur de la peur, faut-il jeter les dés pour la rendre positive ou négative ? Ce miroir que Sophocle tend à chacun de ses personnages, qui lui permet de ne jamais juger l’homme qu’il s’abaisse ou s’élève, car chacun peut s’élever ou s’abaisser, chacun peut se révéler, et au moment le plus inattendu, ce miroir révèle aussi les moindres défauts, les moindres cicatrices, la moindre faille… tout passe au crible, au tamis des événements et c’est ainsi que celui qui est mené par les événements en croyant les diriger, le réactionnaire, peut receler de qualité inestimable qu’il gâchera… aucune assurance n’offre de garantie face à la peur. Parce que la peur séduit aussi. Un fanatique défiera la peur et lui rira même au nez. Il la narguera. Le fanatique trouvera tous les expédients pour braver la peur. Pire, il s’en délectera. C’est en cela qu’il est reconnaissable, il est possédé. Personne ne rit de la peur sauf le fanatique qui participe de la peur. Celui qui se fonde sur ce qu’il sait de lui-même affronte la peur parce qu’il le doit, non parce qu’il le souhaite ou parce que ça l’excite, il défie la peur et l’abîme qui s’ouvre à sa suite parce qu’il est habité par le goût immodéré, l’essence enivrante, le devoir de servir, de défendre ce qu’il croit juste : la liberté. Cette qualité qui jamais ne disparaîtra des radars humains, cette qualité toujours désuète, toujours inutile en quelque sorte, qui ne vaut rien dans le sens moderne qu’elle ne rapporte rien, cette qualité sur laquelle l’histoire de l’humanité se fonde pourtant. Le fanatique foule aux pieds la liberté, et on le reconnaît aussi à ce geste. Celui qui agi guidé par la conscience de soi sait que la liberté est le meilleur et le seul moyen de tutoyer le divin. Enfin. De nouveau.

Les deux sœurs s’affrontent du regard d’un côté et de l’autre du miroir à double face. Antigone voit la dépouille de son frère livré aux bêtes sauvages. Ismène se voit lapidée par Créon. Comment dire le tort ? Comment accuser ? De la comparaison avec l’arbre, il siège une différence importante : l’enracinement chez l’homme n’équivaut pas à être planté. L’homme bouge. Là où l’arbre connaît son pré carré dès l’origine et n’en bougera pas, l’homme, lui, ne cesse de découvrir l’espace et de le transgresser. Ismène est plantée, car elle s’est plantée ! Elle a trouvé un équilibre précaire et elle n’en veut plus bouger. Elle assume ne plus vouloir bouger, elle refuse le risque. Pourtant il ne s’agit pas de défier la vie par amour du risque ou par adrénaline, ce ne serait qu’une autre forme de misère. Ismène a été ballottée. Peut-être a-t-elle le plus souffert de la famille ? Qui sait ? À la suite des épreuves, Ismène a fait le dos rond, elle s’est fondue dans le paysage, elle ne désire plus que l’anonymat ; devenir une manière de fantôme. N’y a-t-il pas là quelque chose d’admirable à devenir un fantôme de son vivant ? Manier l’art de la dissimulation pour devenir invisible. L’homme qui n’est plus une créature, émancipé de son créateur donc, cherche ses mots, il ânonne des définitions de sa condition qui forment autant de prisons. Ismène tutoie le bonheur quand elle tutoie l’anonymat, le calme, le repos. Ismène a combattu dans son quotidien pour atteindre la vie qui est la sienne. Ismène n’incarne pas qu’un pleutre. La peur joue son rôle et constitue un facteur exemplaire à travers la perte de la propriété. La perte d’un statut ou d’un niveau social est plus fort. Ismène s’est habituée à son niveau social, elle a combattu pour l’atteindre, elle ne saurait s’en séparer, elle ne saurait renoncer à tout. Le dialogue entre Ismène et Antigone se résume à une querelle entre être et avoir ; querelle tant de fois répétée pour un résultat similaire à chaque fois. Ismène croit qu’elle peut se démarquer de sa famille et de l’engeance qu’elle représente, comme s’il s’agissait d’une malle qu’elle pourrait ouvrir, mais surtout garder close à loisir. Antigone lui affirme qu’elle ne fait qu’un avec sa famille, qu’elle ne peut y choisir ce qui lui convient et délaisser ce qui ne lui convient pas.

Antigone incarne la rebellion. Le rebelle se dresse face au confort et face aux tyrans. « Il ne peut pas ne pas » selon la belle formule de Pierre Boutang. Rien n’est impossible à l’homme et c’est ce qui constitue sa merveille comme dira le chœur au cours de la tragédie. Antigone se dresse face à ce qui tente de l’étouffer. Connaître le cœur de l’homme, l’infini de sa condition (ce qui n’est pas connaître l’infini de ses capacités, mais plutôt envisager la profondeur qu’il peut atteindre) oblige à toujours se lever pour le défendre. Oublier la possibilité de l’homme permet de ne plus bouger et de rester assis pour assister au massacre comme à un spectacle tout en se délectant dans la sphère privée de ne pas être dans l’arène. Donner une explication du monde sans permettre l’inattendu et l’irrationnel pour ne pas dire le spirituel, revient à donner à la puissance le premier rôle, le rôle principal. Le rebelle déteste plus que tout les « théories qui visent à donner du monde une explication logique et sans faille. »1 Antigone en se dressant face à Créon, en fouettant Ismène, se retrouve seule, un gouffre sous ses pieds ; ce gouffre, ce précipice, cet abîme, préfigurent la liberté. « Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme, et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme. »2 Si le rebelle peut ainsi avoir un ou deux compagnons, son acte l’isole et le retranche. Antigone s’esseule en se dressant ; elle devient une recluse, dans ce cas aucun châtiment de Créon ne peut lui faire peur ou l’inquiéter. Ismène caparaçonnée de son confort et de sa peur ne peut rien comprendre à la démarche de sa sœur pas plus quand elle s’y refuse que, plus tard, lorsqu’elle essaiera de s’y raccrocher comprenant malgré tout que quelque chose d’essentiel se joue-là qui redore le cœur de l’homme en y puisant une force insoupçonnée pour changer la face du monde.

Quelle explication donner à la peur d’Ismène ? Ismène défend Antigone d’inhumer leur frère, de défier donc l’ordre de Créon par peur des représailles que ce nouveau souverain exercerait en retour. Est-ce la peur qui commande, par l’effroi du châtiment, ou bien est-ce la peur de perdre le confort intellectuel dont dispose Ismène ? Il faut se méfier et ne pas croire que seul le riche ressent la perte de biens matériels ou culturels. Ce que l’on battit, ce que l’on assemble, ce pour quoi on a lutté, même de façon modeste, se grave en nous comme le résultat de luttes titanesques gagnées au mépris du danger. À tous les étages de la société, la perte du confort gagnée provoque un chamboulement pour lequel personne n’est préparé. Le destin doré qui s’annonce sous le couvert de la technique ne peut subir d’affronts. Le projet moderne veut nous faire croire que ce qui est acquis est acquis, et cela bien que nous vivions dans un monde où règne l’éphémère. Le dialogue d’ouverture d’Antigone entre les deux sœurs dit la genèse d’Antigone qui se dresse aussi devant l’anomie de sa sœur, et montre une Ismène dont le oui ne sera jamais un oui et dont le non ne sera jamais un non3. Jamais Ismène ne se donne la possibilité d’être Ismène, elle ne cesse de tanguer, ou tout au moins court-elle après une image d’elle-même, ballottée par les événements comme un radeau sur l’océan. Ismène énumère les malheurs de sa famille pour retenir le bras d’Antigone démontrant avant l’heure qu’un même argument peut avoir deux causes et annonçant l’avènement du relativisme : « Ah ! Réfléchis, ma sœur, et songe à notre père. Il a fini odieux, infâme : dénonçant le premier ses crimes, il s’est lui-même, et de sa propre main, arraché les deux yeux… Les gestes vains sont des sottises. » Ismène ne se refuse aucun détails. Et elle continue en assénant à Antigone, « je n’y gagnerai rien. » Le constat d’Ismène est juste : il n’y a rien à gagner. Il ne s’agit pas de gagner quoi que ce soit. Il s’agit de ne pas perdre, de ne pas continuer à perdre, de ne pas tout perdre. Antigone l’a bien compris. Il s’agit de savoir qui l’on est. Il est vrai qu’après toute cette énumération des délits des uns et des autres dans cette famille des Labdacides, il se révèle légitime de se demander : à quoi bon continuer ? À quoi bon persévérer ? C’est en résumé ce qu’exprime Ismène quand elle dit qu’elle n’y gagnera rien. En effet, il s’avère légitime de poser la question si l’on soupèse, si l’on compare… la croyance populaire aimait à rappeler que comparaison n’est pas raison. Elle s’emparait d’exemples de vie en disant cela, car elle conjurait l’envie de se taire, de s’éteindre. De tout temps, les héros et les saints et les dictons populaires qui leurs sont liés ont obligé l’envie à rentrer dans le rang pour le bien commun. Ismène se nourrit de comparaisons. Ismène s’esbaudit de ce qu’elle dit, car il y a de l’irréfutable dans ses propos, alors elle s’y accroche comme le naufragé à sa planche de bois. Le dicton, comparaison n’est pas raison, oblitère cela : cette puissance irrésistible de l’envie qui anime celui qu’elle possède à révéler par ses propos une vérité sûre et certaine et évidente. Pour Ismène, après tout ce que sa famille a vécu, elle doit, elle se doit au secret, à la discrétion, à la disparition presque. Tout le monde a beaucoup trop entendu parler d’eux. Il est urgent d’éteindre l’incendie dès qu’il point à nouveau, et toujours, inlassable, il veut poindre. Ces deux frères qui ont ranimé le feu n’aident en rien Ismène, mais elle se redresse en les balayant d’un revers de la main ; si elle pleure ses frères, cela relève de la sphère privée ; personne ne doit penser qu’elle se situe dans la suite de sa famille, ou bien si c’était le cas, ce serait pour exprimer une suite différente, une compréhension de son horrible filiation : elle se démarque ainsi de ses frères, de son père. Et maintenant de sa sœur. Sa sœur qui va ameuter les foules et renouveler la calomnie. Ismène n’en peut plus. C’en est assez. Tout moyen d’échapper aux qu’en-dira-t-on, aux commérages s’avère bon. Ismène ne cesse d’équilibrer sa balance, elle compte, elle inaugure les statistiques, ce qui est utile, ce qui sert, ce qui peut se mesurer, s’estimer… voilà bien un verbe dont le sens s’est altéré. L’estime de soi n’existe que par les autres, l’estime de soi est devenue l’estime des autres. L’idée de soi, l’idée de ce que l’on est, d’où l’on vient, ne veut plus rien dire…

Le face à face entre Ismène et Antigone représente deux philosophies qui s’affrontent. Et par philosophie s’entend : manière de vivre, plus encore : manière de mieux vivre. Et comme tout moyen est bon pour échapper aux lazzis des uns et des autres, tout est acceptable à cette aune. Ismène dispose de toute sa tête quand elle se confronte à Antigone. Elle paraît même plus sensée, plus calme, moins agitée… elle arbore la figure d’une certaine justesse quand sa sœur paraît possédée. Ismène est pourtant en proie à une manie qui s’appelle l’envie ; soumise à ce virus, elle compare ce qui ne peut se comparer. Tout dans son discours revêt le costume du respectable, pourtant ce discours résonne du terrible virus qui abaisse toute nouvelle parole à la hauteur du confort et du confort seul. Quand la quête du confort enivre et demande toujours plus de compromissions. Antigone affirme que la douleur d’avoir perdu ses frères ne peut être encore accentuée par Créon qui, tout roi qu’il est, ne peut faire errer pendant mille ans le long du Styx l’âme de Polynice. Ismène ferme les yeux sur cette loi de Créon, car elle pense que son frère a mal agi en attaquant la cité. Elle rassemble des suffrages en disant cela. Elle applique avec doigté ce que de nos jours on appellerait la règle du deux poids deux mesures, d’une forme d’injustice, mais pas une quelconque injustice, pas l’injustice constatée chaque jour qui recouvre de misère celui qui n’a pu se défendre face à la puissance déployée pour nuire, l’injustice comparative qui permet d’exacerber la convoitise, l’âpreté et la disharmonie. Ismène annonce la rupture de la digue du bon sens, primo : à trop s’approcher du péché des autres, il pourrait rejaillir sur soi, cette peur, c’est la véritable peur de l’autre, tout spécialement quand il est soi, comme ici sa famille ; secundo : tout se vaut et ceux qui se targuent de mieux faire pèchent tout autant que les autres, personne ne peut se prévaloir de ce qui est vraiment bien puisqu’au bout du chemin tout le monde aura mal agi à un moment ou à un autre. La gravité des actes n’entre que très peu en jeu, car elle forcerait à la hiérarchie, l’important est de déculpabiliser tout le monde : chacun ayant fauté, tout le monde est coupable, donc tout le monde est innocent. Qui sommes-nous pour juger du poids des péchés des uns et des autres puisque nous avons tous péché ? L’envie sidère. Le péché, l’acte grave, l’amartia dans la tragédie d’Antigone, devient un objet inarticulé, impalpable et anonyme. Il est de tous et de toutes sans exception, ce qui est vrai, mais il ne revêt plus aucune qualité particulière, ce qui le rend erroné. Saint Augustin annonçait déjà : « À force de tout voir, on finit par tout supporter… À force de tout supporter, on finit par tout tolérer… À force de tout tolérer, on finit par tout accepter… À force de tout accepter, on finit par tout approuver ! » Ismène approuve tout : la mort de ses frères pour les fautes de son père (à qui elle ne trouve aucune circonstance atténuante et dont elle ne voit que le négatif) et la loi de Créon qui se justifie par tout ce qui vient d’être énuméré. Le relativisme prend sa source dans l’envie en pratiquant la comparaison permanente, c’est-à-dire le nivellement permanent. Le relativisme se montre toujours douillet, accueillant, confortable ; il gomme les aspérités, il évite les conflits et rend les gens heureux, hébétés, sans certitude. Le relativisme provoque l’anomie, la perte progressive des structures qui relient les habitants d’un pays et auxquelles ils peuvent se raccrocher si le besoin s’en fait sentir. Antigone hiérarchise là où Ismène nivelle. Rien ne vaut les lois transcendantes des dieux. Rien ne vaut son frère et elle le clamera. Rien ne vaut sa famille. Rien ne vaut l’amour. Et rien ne vaut le respect des morts et la vie après la mort. « J’enterrerai, moi, Polynice et serai fière de mourir en agissant de telle sorte. C’est ainsi que j’ai reposé près de lui, chère à qui m’est cher, saintement criminelle. Ne dois-je pas plus longtemps plaire à ceux d’en bas qu’à ceux d’ici, puisqu’aussi bien c’est là-bas que jamais je reposerai ? Agis, toi, à ta guise, et continue de mépriser tout ce qu’on prise chez les dieux. » Ismène n’est que prétextes aux yeux d’Antigone. Ismène devient encore un peu plus en acceptant, en légitimant l’intolérable loi, la prisonnière de son personnage qu’elle n’a en rien participé à créer. Antigone n’en finit pas de se libérer, car il faut être libre ou l’avoir été pour lutter pour la liberté. Antigone représente la minorité active, voulue, affranchie. « Tout confort se paie. La condition d’animal domestique entraîne celle de bêtes de boucherie. »4 Antigone se rebelle, car elle refuse d’avoir peur et elle refuse cet automatisme qui a parti lié avec la peur qui en est la courroie de transmission. La peur n’entraîne que fuite, mentale ou physique ou les deux. Il existe un lieu où la liberté peut-être protégée, c’est le cœur de l’homme qui préfère le danger à la servitude. Antigone désirait se donner un peu de force en agissant avec Ismène ; le refus de cette dernière l’aura raffermi tout autant, autrement. Antigone n’invente rien, elle ramasse sur le sol, la liberté foulée aux pieds par Créon, par Ismène, et par bien d’autres. Antigone ramasse la liberté parce qu’elle y a été initiée par son père qui, dans sa douleur ne l’a jamais reniée, mais aussi parce qu’elle sait de son attitude que la liberté doit se conquérir à nouveau à tout moment, qu’elle ne connaît pas de fin et que, bon an mal an, il arrive que l’on doive se coltiner avec elle, l’endosser pour lui redonner vie et pour se donner vie ; pour rester en vie aussi. Antigone a recours aux forêts, et sa forêt contient son être intime, celui qui s’entretient avec les dieux et les morts, celui qui n’a pas peur des vivants ; les vivants comptent pour si peu et pour si peu de temps. Ismène vogue sur le navire et du pont supérieur, dans un confort ouaté, continue de décrire les icebergs sans croire une seconde qu’ils ont une partie immergée.

L’envie, ce cancer métaphysique, ronge jusqu’à l’os ce qui reste d’humain chez l’homme pour le rapprocher de la bête en lui ôtant tout espoir de liberté. L’envie force à tourner en soi sur soi, emprisonnée et résignée par la force d’attraction et la volonté de puissance qu’elle sécrète. Le relativisme incarne l’envie en mimant la fin de l’envie. Le relativisme se persuade de bien faire, car il revêt les habits du médicament alors qu’il cache une maladie plus profonde. On dirait une vertu. Le relativisme a existé à toutes les époques arborant de nouveaux vêtements permettant à l’humanité d’avancer ou de reculer. Le relativisme pointe chez Ismène dès sa première réponse à Antigone : « Mais, malheureuse, si l’affaire en est là, que puis-je moi ? J’aurai beau faire, je n’y gagnerai rien. » Tout y est résumé : je n’y peux rien, je n’y gagnerai rien. Ces deux expressions érigent des môles pour ne rien faire, pour ne surtout rien faire. Rester là tapi, ne rien faire, ne pas faire de vagues, le monde a suffisamment entendu parler de ma famille et toujours en mal, c’en est assez… Qui est Ismène ? personne ne le sait plus. Elle-même n’en a plus aucune idée ou alors une idée vague : je suis la fille d’Œdipe dont toute la descendance est damnée et dont je souhaite être détachée, dont je désire être in-connue. Sait-elle encore ce qu’elle ressent ? Ses deux frères sont morts, mais elle a déjà enterré l’idée même de leur mort, car elle ne fait que rappeler l’infamie qui balafre sa famille. Ismène veut être comme les autres, qu’on ne parle pas sans cesse de ce père qui s’est crevé les yeux, qui a couché avec sa mère, de ses frères avides de puissance qui se sont lancés l’un contre l’autre, de leur impureté… L’attitude d’Ismène relève du communautarisme. Elle refuse sa filiation aux Labdacides et par ce geste, par cette volonté de se départir de sa race, elle entre dans un autre groupe qui, même s’il est vague dans ses contours, existe en antagonisme de sa famille. Ismène ne le sait pas, mais elle est réactionnaire. En refusant sa famille, en l’enfouissant, Ismène plonge dans l’envie et déclare : « Ah ! Réfléchis ma sœur, et songe à notre père. Il a fini odieux, infâme… » Elle égrène une litanie de griefs ne voyant plus rien de positif dans les gestes de sa famille, dans les gestes de son père. Il est difficile de détester Ismène, car ce qu’elle dit est sensé. Elle recèle de vertus. Mais de vertus devenues folles aurait dit Chesterton, car détachées les unes des autres. Ismène revendique une certaine liberté, elle chamboule la pensée familiale et donc individuelle, car l’un et l’autre s’imprègnent et ne sauraient se disculper, en affirmant qu’elle n’y peut rien si Créon, l’État l’a décidé et qu’elle n’y gagnera rien ; ces deux idées n’en font qu’une et deviendront le cogito, ergo sum de Descartes plus de 1000 ans plus tard. Ce cogito qui se prend pour un cognosco, ce cogito qui oublie l’être, qui réduit quand il croit ouvrir le champ de la pensée. Réduire, mécaniser, avorter, autant d’actions qui ont toujours eu beaucoup de succès en philosophie surtout quand accompagnées de l’envie, elles feignaient d’atteindre de nouveaux rivages inconnus jusqu’alors. Tout ce qui brille n’est pas d’or. La nouveauté perpétuelle attire l’homme ce qui ne serait pas un défaut en soi s’il se donnait les moyens de revenir à la source et de redécouvrir les champs infinis de sa pensée ; mais non, la nouveauté ne lui suffit pas, il n’a de cesse d’effacer sa mémoire, d’effacer le chemin qui l’a mené là, à la nouveauté, ainsi il croit rendre chaque chose nouvelle.

Doit-on comprendre que l’homme hait la liberté ? Forces centrifuge et centripète s’affrontent, l’homme peut être fait pour la liberté et s’en désintéresser, la tâche à accomplir lui paraît trop dure ou trop longue… Choisir, c’est être libre, mais comment choisir sans connaître ou même avoir conscience de la vérité ? Le relativisme a transformé la vérité en illusion, le mécanisme pernicieux allait continuer sa course folle et transformer la liberté en prison dorée. Ismène voudra se tenir auprès d’Antigone quand celle-ci sera détenue par Créon après avoir enfreint la loi. Elle viendra se tenir à ses côtés et s’appliquera à montrer une certaine détermination à être coupable. Mais Antigone n’en voudra pas. Antigone refusera qu’Ismène se dise coupable, comme elle, car Ismène ne se présentera pas plus à ce moment qu’au début de la pièce comme une femme libre, or Antigone ne raisonne qu’en terme de liberté. Rien d’autre ne l’intéresse. Antigone houspillera sa sœur. Antigone agit en son for intérieur, en accord avec sa conscience, car le gant de l’outrage doit être ramassé, parce qu’elle ne saurait vivre en acceptant que son bien-aimé soit livré aux bêtes sauvages et que la loi d’un tyran puisse enfreindre les lois non écrites. Ismène se dresse au côté de sa sœur sans en savoir plus sur son acte : elle ne savait pas pourquoi elle refusait d’agir, elle ne sait pas plus pourquoi elle le fait maintenant ; par sentimentalisme peut-être… Ce qui aux yeux d’Antigone ne peut que faire naître un profond dégoût.

« Deviens qui tu es » aimait à répéter Gabriel Marcel5 après Pindare, ce qui induit une profonde humilité et un goût prononcé pour la transmission. De nos jours, 2500 ans après Antigone, nous dirions plutôt : « deviens ce que tu veux » comme si tout s’indexait à l’aune de la volonté, et de la volonté seule. Le relativisme a effacé l’ardoise, l’individu s’apprête à conquérir le monde. Il n’a que faire de ce qui le retient de vivre sa vie. Dieu, maître, passé, congédiés. Il s’appuie sur l’illusion que tout ce vaut, que les grandes œuvres du passé découlent autant de la chance que du travail que de la volonté, qu’il peut faire aussi bien et même mieux en les réinventant. Si le relativisme à ses débuts pouvait feindre de marquer la fin de l’envie, il n’en est devenu qu’une extraction. L’homme qui perd de vue le divin s’éloigne de sa condition de créature pour s’imaginer sa propre progéniture. Se croire capable de tout n’a rien de la liberté, mais tout de l’aliénation. Lorsqu’Antigone entend l’édit de Créon, elle décide d’agir, elle ne se pose aucune question. Pourquoi ? Parce qu’elle a conscience de qui elle est. Dans L’Odyssée, Ulysse est rappelé à lui-même, avec violence, lors de libations. « Or tandis que chantait le glorieux aède, Ulysse, prenant sa grande écharpe pourpre dans ses mains robustes, la tira sur sa tête et en couvrit son beau visage, craignant que l’on ne vît des larmes lui couler des yeux. Mais chaque fois que l’aède divin marquait la pause, il essuyait ses pleurs, ôtait l’écharpe de sa tête et, de sa coupe à double fond, faisait l’offrande aux dieux ; puis, quand l’aède reprenait et que les autres princes, charmés par son récit, le pressaient de chanter encore, Ulysse ramenait sur lui l’écharpe et sanglotait. » Démodocos, l’aède invité par Alkinoos à chanter, raconte la légende d’Ulysse sans le connaître et alors qu’il lui fait face. Ulysse, celui qui a tout vu, ne pouvait être vu et fut pris au dépourvu par l’invitation de l’aède chantant ses prodiges. Ainsi, on voit Ulysse rappelé à lui-même, pris dans les filets d’une intense émotion. S’il est une légende, si l’on parle de lui à la troisième personne, c’est qu’il est mort. L’Odyssée ouvre la voie à la conscience de soi. Ulysse, devant Démodocos, c’est l’expérience de la « non-coïncidence de soi à soi »6. Quelle épreuve ! Soit comme un autre, mais mort. Rien de mieux pour réveiller l’être humain qui sommeille dans le robot que nous sommes devenus. Pour devenir ce que l’on est, il faut être vivant, et ce qui fonde le vivant en Occident tient dans cette phrase de Socrate : « On comprendrait aisément que, par dépit devant tant de choses fausses, quelqu’un ne vienne à accueillir et à mépriser tous les discours sur l’être pour le reste de sa vie. Mais de cette façon, ils se priveraient de la vérité de l’être et pâtiraient d’un grand dommage. » Quelle prophétie ! La perte de la capacité d’émerveillement, la perte de l’interrogation sous prétexte d’erreurs — avant d’arriver à cette déclaration, le livre de Phédon contenait quantité de thèses erronées — sous prétexte de fausses pistes, de voies sans issue empruntées, il faudrait se priver de penser ? C’est donc ça ? Si l’on regarde le chemin parcouru par l’Occident depuis Antigone, une telle figure est quasiment impossible nos jours. La liberté que s’octroie Antigone recèle de presque tout ce que l’Occident refuse. La pensée de Dieu, une théologie apprise et vécue prenant le pas sur les lois iniques qui ne s’appuient sur aucune autre autorité que celle du chef qui les institue. Le projet moderne repose sur ces points précis : ne plus rechercher cette coïncidence de soi à soi, se gargariser des erreurs anciennes, afin de montrer que les Anciens ne méritent pas le respect qu’on leur octroie. Le levier de l’envie est élevé. L’envie surplombe toute idée et emprisonne l’homme moderne dans une pensée horizontale et sclérosée. Je n’y gagnerai rien. Ismène ne gagnera rien à accompagner Antigone dans son rite des funérailles parce que les morts sont les morts et les vivants les vivants, parce que cela ne ramènera pas Polynice, parce que Polynice l’a bien cherché, parce que Créon est le roi et quoi que j’en pense je ne peux changer cela, parce que j’ai peur de la punition, parce qu’ici-bas ce n’est pas Zeus qui commande… Ismène se prélasse sur un matelas de bons prétextes. Plus aucun argument ne peut l’atteindre : l’honneur du mort ? Les lois non écrites intemporelles ? Le tyran démasqué ? Rien n’y fait. Ismène ne se rend pas compte qu’elle s’est laissée emprisonner : elle reconnaît ne pas agir car son intérêt est mesuré et parce qu’elle a peur de la sentence. En acceptant l’atrophie de la pensée, et en l’érigeant même en règle de conduite, le projet moderne a amélioré la crainte de Socrate et a rendu le grand dommage irréversible. L’obligation à relativiser est une nouvelle philosophie empêchant et refusant la liberté : puisque la religion a commis des fautes et a mal agi dans son histoire, elle ne mérite pas mon respect ; puisque la France s’est mal comportée à certains moments de son passé, elle ne mérite pas mon respect, etc. L’envie juchée sur le relativisme refuse toute idée rapportant un passé intelligent qui édifie et qui permettrait de se connaître et de se construire. Le relativisme est une menace pour la liberté, pour toute forme de liberté ; c’est la religion de la société sécularisée qui attend patiemment que la magie qui a revêtu les traits de la technique remplisse toutes les cases vides et offre comme par enchantement le bonheur éternel, débarrassé des oripeaux du passé. Plus besoin d’être courageux, on nous enlèvera le dilemme ; plus besoin de se soigner, les maladies n’existeront plus ; plus besoin de lutter pour la liberté, la technique nous libère ; plus besoin de panser ses défunts, la mort va disparaître… Vous serez comme des dieux !

Le relativisme s’affiche comme une complaisance quand la liberté relève de l’exigence. « Dire par exemple qu’à un certain degré de misère et d’exploitation, la religion risque en fait d’être utilisée par les exploiteurs comme un moyen supplémentaire de mainmise, c’est reconnaître un fait dont malheureusement les exemples ne manquent pas ; mais en revanche il est radicalement illégitime de tirer de faits semblables une conclusion portant sur l’essence même de la religion. »5 Il n’y a pas de confort à être soi, il y a une ambition, une appétence du fond de l’être à se découvrir toujours pour toujours coller un peu plus à soi. « La liberté de pouvoir sublime que l’homme reçoit de faire le bien et d’en avoir le mérite. »8 La liberté et la vérité — ou tout au moins sa recherche — marchent de conserve. Saint-Jean affirme ainsi « la vérité vous rendra libres ». Jésus Christ dira : « je suis la voie, la vérité, la vie » c’est ainsi que pour le christianisme, l’homme libre est le saint. À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, la liberté n’entre jamais en conflit avec l’autorité qui vient la couronner et la protéger en traçant la voie pour son épanouissement. Antigone ne connaît qu’une autorité en ce qui concerne les morts, ce sont les dieux. Elle préfère agir dès lors en accord avec les dieux qu’en accord avec un tyran. S’il ne s’agissait des morts et de la vie après la mort, et donc de la consolation de la mort, s’il s’agissait des heures de fermeture d’une boutique, s’il s’agissait même d’une justice envers quelqu’un, et même la justice vis-à-vis d’un membre de la famille, mais du moment que le tyran n’entrait pas dans le champ de l’intime, en transgressant la conscience de soi avec soi, la connexion avec les dieux, c’est-à-dire en entrant en contradiction avec les lois non écrites, c’est-à-dire avec le dogme, c’est-à-dire avec l’autorité spirituelle, car c’est bien de cet affrontement entre spirituel et temporel dont il s’agit, alors Antigone n’interviendrait pas. Non pas qu’elle s’en ficherait comme d’une guigne, mais sûrement considérerait-elle que sa liberté, autrement dit sa vie, n’est pas en jeu. Être soi oblige à relever le gant de la peur, à accepter de cheminer en sa compagnie en s’autorisant à lâcher prise, ce qu’Antigone fait très bien en confiant son action aux dieux. Antigone fait montre d’une maîtrise d’elle-même dès qu’elle s’éloigne d’Ismène ; dès qu’elle apparaît devant Créon, elle l’assomme par son calme et sa maîtrise : la liberté d’Antigone se révèle à Créon qui en est d’abord surpris, puis effrayé, il n’aura d’autre issue que de la traiter de folle. Par sa maîtrise de soi, véritable vitrine de la liberté, maîtrise de soi qui ne peut intervenir qu’à la condition d’une connaissance de soi, Antigone s’élève face à Créon dont le pouvoir pâlit.

Rien ne peut faire dévier Antigone de ce qu’elle est. « Deviens qui tu es » ressemble à une formule inventée pour Antigone, mais elle s’applique aussi à tout homme qui réussit sa métamorphose et ne s’endort pour l’éternité dans sa chrysalide. Saint-Augustin utilise la formule magnifique intimior intimo meo, dans l’intimité de l’intimité ou dans le plus intime que l’intime… intimité signifie déjà étymologiquement qui est le plus à l’intérieur. Saint-Augustin parle donc de ce qui est à l’intérieur de ce qui est le plus intérieur. Au plus profond, au plus intime de mon cœur. Dans les Évangiles, on entend souvent que Marie, la mère de Jésus, garde des événements en son cœur. C’est en son cœur, au plus profond de son cœur, afin de ne pas confondre l’intime avec l’émotion, que l’on garde ce qui nous tient vraiment à cœur. Cette action n’est possible qu’aux gens qui se connaissent, qui connaissent en eux aussi bien le mal que le bien, qui sont capables de les identifier et d’en tirer leçon. Cette intensité effraie, car elle semble une solitude à l’homme débarrassé de Dieu. Qui suit son être intime, sans influence, sans manie, loin des idéologies, ne peut être réactionnaire ! Socrate, avant Saint-Augustin, appelait ce lieu de l’intime, son daimonion, nul autre conseil n’avait pour lui autant de qualités. L’intime doit supplanter l’émotion, il prime ; chez Antigone l’intime supplante le doute et la souffrance à venir quand ils réfrènent Ismène ! Le doute et la souffrance alimentent le relativisme. « Il importe que celui qui prétend à une tâche difficile se fasse de lui-même une idée précise. »9 Une idée de soi pour échapper au diktat de la peur, pour s’éprouver dans cette tâche, pour approfondir et accepter sa liberté. La peur devient un remède à la tiédeur ; un antidote à l’habitude qui engloutit toute part d’humanité en nous dans un trou noir. Puiser soi en soi, revient à s’élever, à s’éloigner de l’individualisme pour permettre l’individuation qui n’est autre qu’une communion avec soi ; l’identité, enfin.

Il n’est pas possible d’écrire Antigone sans frôler du doigt la liberté, l’évidence voudrait dont que Sophocle connaisse la liberté pour l’avoir expérimentée. Celui qui n’a jamais connu la liberté ne pourra par lui-même vivre la liberté, il devra y être initié, par la souffrance et la crainte peut-être, comme Aristote dans La Politique et La Poétique définit la tragédie et la catharsis qu’elle provoque chez les spectateurs par l’édification à la terreur et de la pitié. L’homme ne cesse d’osciller entre création et destruction, et il ne faudrait pas croire que le poète vit différemment son état d’homme. Sophocle a inventé une langue pour Antigone, comme un sculpteur il a sculpté la matière des mots pour en faire des concepts. Le grec permet cette sculpture. Aussi la langue d’Antigone est devenue spécifique et se modèle autour du mot αυτος, qui, « est attesté depuis Homère durant toute l’histoire du grec » comme le rappelle Pierre Chantraine. « Même » ou « le même », αυτος exprime l’identité, la coïncidence de soi à soi. Sous la plume de Sophocle, il signifie tout autant la coïncidence avec soi qu’avec l’autre, car il ne peut y avoir de rencontre avec un autre sans conscience et connaissance de soi. Tout autant, à chaque plongée dans le intimior intimo meo, on assiste à une perpétuelle rencontre avec l’autre en soi. Cependant la rencontre avec son opposé ne permet pas forcément de véritable rencontre, Créon et Antigone le montrent bien. Chacun campe dans son personnage. Sophocle comme Jean Racine plus tard façonne la langue pour qu’elle dise plus que ce qu’elle devrait dire, pour qu’elle effleure cette vérité qui ne peut être que vécue. C’est la rencontre qui la cisèle, dans un sens ou dans un autre. Créon se cristallise au contact d’Antigone, mais aussi d’Hémon ou de Tirésias, sans parler du chœur qui a bien du mal à cacher sa stupeur. Il apparaît aussi que Sophocle en configurant sa langue veut définir le sens une fois pour toute. Il faut voir ici plus qu’une signature, une volonté de graver dans le marbre, de rendre indélébile un sens intime. « Il est mon sang, d’une seule mère et du même père » dit la dimension apocalyptique de la famille des Labdacides. Créon est touché par l’αυτος lui aussi, mais il ne fait jamais appel à son intimité, il campe dans son rôle qui déclame les lois, ses lois.

Le dialogue d’Antigone et Ismène fait penser à un autre fameux dialogue, entre Jésus et Pierre cette fois. « M’aimes-tu ? » Demande le Christ avec le verbe agapê. Pierre se situe encore loin de l’amour total que demande le Christ qui fondra pourtant son Église sur cette pierre qui ressemble encore à du sable. Il en est loin et proche. Mais il ne sait pas quand il en est proche et quand il en est loin. Jésus voit le potentiel. Il voit à travers les gens. Jésus devra abaisser sa première exigence et utiliser le mot philia pour exprimer l’amour qui les unit. L’amour vital, l’amour total, l’agapè, ne viendra que sur les routes de Rome, en réponse au « Quo vadis, domine ? » Antigone, dès la loi de Créon connue, décide son action. Elle la décide par coïncidence avec son être intime qu’elle partage avec les dieux. Elle sait, elle a vu qui elle est, et elle l’affirme. Elle sait qu’elle marche vers la mort, mais en son for intérieur, elle ne vacille pas et accomplit son geste, enterrer son frère, et défie Créon, non comme une anarchiste, ce rôle sied à Créon enivré de son pouvoir, mais comme quelqu’un qui agit contre un État qui confond autorité et pouvoir.

  1. Ernst Jünger. Le Traité du rebelle. Editions du Rocher.
  2. Ernst Jünger. Le Traité du rebelle. Editions du Rocher.
  3. Evangile selon Saint Matthieu, 5,37.
  4. Ernst Jünger. Le Traité du rebelle. Editions du Rocher.
  5. Gabriel Marcel. Être et Avoir. Editions Aubier.
  6. François Hartog. Mémoire d’Ulysse. Editions Gallimard.
  7. Gabriel Marcel. Être et Avoir. Editions Aubier.
  8. Blanc de Saint Bonnet.
  9. Ernst Jünger. Le Traité du Revelle. Editions du Rocher.

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