L’humanité de Cheyenne Carron — Réflexions sur le film L’Apôtre

Le film L'Apôtre de Cheyenne-Marie Carron
Le film L’Apôtre de Cheyenne-Marie Carron

Quelle stupeur m’a envahi un matin récent en écoutant la voix d’une jeune femme auscultée par Louis Daufresne dans son émission, Le Grand Témoin, sur Radio Notre-Dame. J’allais apprendre que cette jeune femme s’appelle Cheyenne Carron. Chrétienne, elle a réalisé un film, L’Apôtre1, l’histoire d’un musulman touché par la grâce qui décide de se convertir au catholicisme et doit subir les outrages de ses proches.

Fort éloigné de ce que les médias nous obligent à supporter toute la journée, la rumeur et le commentaire, la voix claire et posée de Cheyenne Carron vous happe. Elle répond aux questions si elles sont intelligentes. Elle garde un calme olympien en toutes circonstances. Elle mène un combat sans violence. Si peu de jeunes femmes affichent une telle foi de nos jours. À une époque où la violence est devenue monnaie courante. Ou la violence remplace la lutte. On entend cette voix qui ne s’impose pas, mais qui en impose, rien d’arrogant, rien de velléitaire, une voix tranquille, rassérénée. Il est vrai que la magie de la radio épaissit l’intrigue. La voix de Cheyenne Carron s’appuie sur un corpus, elle ne le met jamais en avant, mais, quand il le faut, elle le délivre sans fioritures. Elle tient ce corpus de sa vie, courte et intense, elle l’a élaboré presque sans le vouloir. Une enfance misérable avant d’avoir l’âge de comprendre ce qu’est la misère a forgé une lecture de la vie avant d’avoir conscience de la vie. Lorsqu’on écoute Cheyenne Carron, c’est un livre ouvert. Accepter de faire de soi un livre ouvert donne l’indication d’avoir surmonté la peur. Comment surmonte-t-on la peur ? J’ai souvent parlé de la peur sur ce blogue… Mais on semble rapidement tourner en rond quand on parle de la peur. Parler de la peur ne fait pas peur. Parler de la peur réconforte. Il y a peur et Peur. Jusqu’où Dieu a-t-Il laissé frapper Job pour que celui-ci ressente la peur, la vraie Peur ? Pour Ernest Hello, la peur existe au jardin des Oliviers. Pour Bernanos aussi : « En un sens, voyez-vous, la Peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint. Elle n’est pas belle à voir — non ! — tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous. Et cependant, ne vous y trompez pas : elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme ». La grâce n’est jamais bien loin de la peur. L’une se tient tapie quand l’autre abonde. Et vice versa. La vraie peur ne se voit pas. La vraie peur ne se partage pas. La vraie peur est intime. Elle dit le Vendredi saint de chacun.

De la voix de Cheyenne Carron jaillit la bravoure. Qui plus est, une bravoure devenue une seconde nature. Cheyenne Carron brave parce qu’elle veut exister depuis qu’elle a été abandonnée peu après sa naissance. Elle a ensuite été confiée à une famille d’accueil qui s’est révélée sainte ; venue la chercher dans sa misère, elle lui a montré la grâce. Son corpus. Sans la grâce, sa bravoure n’en serait pas une. La grâce est l’alliée de la foi, elles vont de conserve et cheminent pour soulager la conscience de l’agonie de tout bon chrétien. Cheyenne Carron filme comme elle vit. Dire sa bravoure, c’est dire toute la bravoure de son film et de ses personnages. Dans L’Apôtre, Fayçal Safi, le rôle principal du musulman qui se convertit au catholicisme, démontre un talent extraordinaire2. Il démontre une force de vie. Après tout, vivre représente la peur par excellence, n’est-ce pas ? Vivre, c’est s’exposer, c’est dire le manque, l’inaccompli, l’à-peu-près. Toute cette imperfection que nous nous employons à cacher. Il y a une étape dans la vie, une étape simple et inaugurale, qui consiste à ne plus nommer ce que l’on n’aime pas, mais seulement ce que l’on aime. Ça parait futile et presque insensé : ne plus agir contre, mais pour. Agir pour est une autre manière de combattre. Agir pour équivaut à embrasser la peur. Parce que la peur s’embrasse… Il est possible de lui dire qu’on l’aime, qu’on l’affectionne et que l’on ne veut pour rien au monde être séparée d’elle. Akim (Fayçal Safi) montre dans le film, par deux fois au moins, qu’il épouse sa peur : quand il est convoqué par une assemblée familiale inquiète de son détachement de l’Islam et quand deux fidèles viennent le bastonner. Lors de ces deux épisodes du film, Akim prend sa peur dans ses bras et l’enlace affectueusement ; et déclare sa foi en Jésus-Christ. Un Everest. Face à lui, c’est le silence ou la violence, ce qui revient au même. Akim évolue dans un univers différent, enlacé à sa peur, il la change en amour, il devient bravoure. C’est la métamorphose du Vendredi saint.

Ce qui étonne le plus dans le film, L’Apôtre, écrit, produit, réalisé par une catholique, tourné avec des acteurs arabo-musulmans et juifs, c’est son envergure et son équilibre. Comme Cheyenne Carron met tout d’elle-même et le transforme en universel — la peur n’est-elle pas universelle ? La bravoure n’est-elle pas universelle ? —, elle oblige chacun à faire sa révolution 3. Qui est Cheyenne Carron pour nous intimer l’ordre de réaliser ainsi notre révolution ? Une pythie ? Une prophétesse ? Un apôtre, justement ? Son film est un coup de poing dans l’estomac des musulmans, mais aussi, peut-être même d’abord, des chrétiens. Et pourtant c’est le film d’une artiste engagée revendiquant sa foi catholique. Elle semble toujours ne pas prendre parti tout en le clamant. Quel tour de force ! Ce film rénove l’idéal chrétien dans nos esprits : il nous force à nous souvenir de nos manques envers notre prochain. L’une des questions les plus cruciales n’est-elle pas de s’obliger à réfléchir à notre faute avant celle du prochain ? Même si notre faute est minime comparée à celle du prochain. Même si ? Surtout si ! N’est-ce pas là ce qui nous sépare de toutes les autres religions ? Le christianisme n’est pas une religion qui revendique. Le christianisme est à l’origine de toutes les idées de liberté et de bonté vis-à-vis du prochain. Toutes, sans exception. Le christianisme a inventé le prochain et l’a incarné à travers la figure du bon Samaritain. C’est la conversion qui nous est demandée. La conversion chez l’autre, le prochain, c’est la conversion chez moi, maintenant. Autrement dit : d’être et d’incarner pour le prochain un apôtre du Christ.

Cette conversion, c’est celle produite par la vision du film L’Apôtre. Un film de Cheyenne-Marie Carron.

  1. L’Apôtre passe dans deux cinémas à Paris, le Lincoln et les 7 Parnassiens. Cheyenne-Marie Carron n’a aucun producteur ni distributeur pour monter ses films. Qui sera étonné ici par la frilosité et le conformisme de « la grande famille du cinéma français » ? Devenu depuis Mai 68 une tribune de presse de la bien-pensance, le cinéma français vit d’aides diverses et variées qui vont d’une poche à une autre, comme une ôde au copinage.

    Le DVD de ce film si peu distribué est disponible à l’achat sur le site de Cheyenne-Marie Carron.

  2. Tous les acteurs de ce film sont étonnants et on m’excusera de ne citer que l’acteur principal
  3. Au sens que lui donnait Thomas Molnar, de retour complet à l’étape initiale, mais en sachant aussi que l’on ne revient jamais à l’étape initiale tout à fait le même

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