2ème partie : Les funérailles
— « Ma bien chère Ismène. Je viens ce matin te dire que je me suis occupée de tout. J’ai pris les mêmes pompes funèbres pour nos deux frères. Je ne pouvais pas choisir et comme nos frères n’ont pas laisser de dernières volontés, j’ai pris les choses en main pour que ce soit réglé au plus vite. J’ai tout de même commandé un thanatopracteur afin qu’ils soient présentables. Si tu veux aller les voir, ils seront prêts vers 15 heures. Tu n’es pas obligée. Enfin, si tu peux prendre dix minutes, ça peut être bien. Il vaut peut-être mieux garder une image d’eux heureux, enfants par exemple. J’ai pris le même modèle d’urne pour les deux. Un prêtre viendra au funérarium et fera un petit laïus avant la crémation. J’ai commandé sa venue aux pompes funèbres. Tu vois, je me suis occupée de tout. Etéocle sera enterré au cimetière qui est situé à une trentaine de minutes de Thèbes en prenant la nationale. Pour Polynice, c’est plus compliqué avec la loi de notre oncle, Créon. J’ai décidé de répandre ses cendres sur le champ de bataille comme le roi ne veut pas qu’il soit enterré. Ça fait sens, non ? Dis-moi ce que tu en penses, je ne suis pas arrêté sur ce point. » Ce portrait d’Antigone vivant au XXIe siècle livrant les dépouilles de ses frères au chargé des pompes funèbres résume le rite des funérailles de nos jours. La famille a été depuis la Révolution industrielle rendue improductive. Les funérailles ne s’inscrivent guère plus dans la tradition familiale. Le monde moderne se rassérène en employant la formule faire sens, comme la traduction de l’expression anglo-saxonne se fait entendre de nos jours, et comme il est si réconfortant de se le répéter sans que cela ait vraiment de… sens, car qu’est-ce que ces mini-sens trouvés sur le sol presque par hasard, qu’est-ce que ces sens peau de chagrin qui s’invitent sans qu’on n’y soit pour rien ou presque, sinon les résidus d’un sens passé, d’un sens commun, d’un bon sens sculpté par les siècles ? À travers la destruction de la famille, la transmission entre les générations fait défaut, le sens de nos actes se perd, il faut donc inventer du sens, il faut fabriquer du sens, il faut se donner l’illusion de vivre encore, de ne pas avoir totalement abdiqué. La supercherie s’adosse à l’ignorance, et sur ce point aussi, la filouterie ne date pas d’un jour. Le sens donné par la mort au sein de la famille, ce sens presque totalement oublié de nos jours, est rappelé par Antigone dans la pièce de Sophocle où elle se dresse comme une gardienne des valeurs qui libèrent, car elles protègent l’homme de l’animal. Antigone réaffirme ce que l’homme peut et ne peut pas ; elle s’empare d’une force destinée à nous protéger de notre volonté de puissance et à nous apprendre le temps des responsabilités ; un temps de nos jours confié à des spécialistes certifiés remplaçant de la famille, des personnes qui la composent et des liens ténus tissés entre elles par le temps.
Ce matin-là, Antigone entend la loi promulguée par Créon, elle parle à Ismène terrifiée par toute cette histoire. Antigone ne peut pas ne pas selon l’admirable formule de Pierre Boutang. Antigone ne peut pas ne pas enterrer son frère. Elle ne peut pas ne pas aller contre cette loi inique. Elle ne peut pas ne pas offrir un vrai rite des funérailles à son frère et ainsi se séparer de lui avec dignité. Puisque Antigone ne peut pas ne pas agir, puisqu’après avoir parlé à sa sœur elle n’a pas reçu l’écho désiré, elle décide de traverser la ville au point du jour alors qu’il ne fait pas encore trop chaud. Elle redoutait ce moment autant qu’elle l’attendait. Certains moments concentrent toutes les émotions, même les plus contradictoires. Antigone appréhende de voir mort son frère. Antigone a traversé la ville, peu d’échoppes étaient ouvertes, l’activité humaine se mettait en branle doucement. Les morts pleuvent chaque jour et le monde continue de tourner, mais pour celui qui perd un proche le monde s’arrête. Il fuit. Il se dérobe. Il se transforme en un interminable point de fuite. La peine engloutit le monde. Il ne reste que l’effroi qui sidère, qui marque un nouveau temps, une nouvelle ère, un temps où l’on entre sans en rien savoir, sans en rien connaître, mais en l’appréhendant comme un enfant qui se dresse pour la première fois sur ses deux jambes. Lorsqu’Antigone arrive aux portes de Thèbes, les gardes la regardent, ses jambes flageolent et elle sort de la ville. La chaleur du soleil maintenant plus forte rappelle à Antigone qu’elle doit se presser. Le corps va se décomposer. Soudain, au détour d’un petit monticule, au loin, elle aperçoit le cadavre de Polynice. Antigone prend un air distrait, opère comme si elle ne l’avait pas vu. Mais, en son for intérieur, elle sait qu’il s’agit de son frère. Cette forme inanimée… il ne peut s’agir que de lui. Elle reprend son souffle. Son regard balaie tout autour d’elle pour se donner un peu de forces. C’est donc maintenant. « Tu dois le regarder », lui souffle sa conscience. « Il t’attend… ». Antigone gonfle ses poumons, mais ne peut se résoudre à regarder le cadavre alors qu’elle s’en approche. Cette rencontre, ces retrouvailles, elle les a appelées de ses vœux depuis le moment où elle a su que ses frères s’étaient donnés la mort. Maintenant l’idée de se trouver en face de lui la paralyse. Antigone oublie de distinguer le rêve de la réalité. Elle entretient le trouble. Elle fait preuve de duplicité avec elle-même. Est-ce cela le « connais-toi toi-même » ? Connaître l’autre dans sa mort ? Est-ce cela la limite tracée par les Anciens ? Et soudain n’en pouvant plus de ne pas regarder, elle tourne la tête, elle affronte sa peur, la bravoure est son alliée, elle le sait, elle doit juste la saisir à nouveau, elle est à portée de main. Elle voit son frère. Elle heurte un mur. Sa main vient se plaquer sur son visage. Des larmes s’échappent de ses yeux qu’elle ne peut retenir. L’image imaginée et l’image de la réalité se rejoignent. Polynice git devant elle, le visage crispé avec un rictus de regret qu’elle lui connaît bien. Son épée est à quelques centimètres de sa main qui semble l’appeler de ses vœux, l’épée est tachée de sang, son corps est disloqué.
Là où est le mort réside le rite funéraire. Antigone le sait. Elle a traversé la paroi qui la séparait du monde des morts. Elle recouvre ses sens après les larmes et le choc, non pas que les larmes et le choc aient une fin, mais ils s’effacent alors que la vie reprend son cheminement. Elle détaille maintenant le corps : elle le reconnaît, les nuées se dissipent, elle le voit à présent avec clarté, ils sont face à face, c’est bien lui, ce frère chéri, sa main effleure sa joue déjà froide malgré la chaleur ambiante, elle reconnaît la texture de sa peau, le toucher reste si soyeux, si vivant ; la peau mentirait-elle ? Le toucher si délicat la tromperait-elle ? Elle se baisse, pose sa tête sur le corps de son frère, elle pleure encore, la peine est un ressac, elle revient sur le rocher hiératique, elle le submerge presque à tout coup et quand elle ne le dompte pas, c’est pour mieux le feinter et l’enlacer la fois suivante. Antigone se redresse. Elle pense que si elle avait été là, elle aurait pu arrêter ce massacre. Elle s’en veut. Elle imagine l’ignoble nœud de rancœur qui a lancé Etéocle contre Polynice. Une boule de pue. Une avidité de se sentir supérieur quand on se croit dévalorisé ; un souvenir qui regimbe et menace, un geyser de passé ; la force comme possibilité et solution. Antigone regarde ce résultat lamentable des hommes, ses frères livrés à la seule volonté de puissance. Il y a quelque chose de si humain à se croire fort ; la force pousse à se croire toujours plus fort. Quelques siècles plus tard, Saint Paul enseignera que l’homme est fort quand il est faible. Antigone sait déjà cela, elle le précède et l’appréhende. Sa faiblesse, puisqu’elle est une jeune femme, puisqu’elle n’est pas mariée, puisqu’elle n’a aucun pouvoir, puisqu’elle appartient à une engeance, est sa force face au corps de son frère, face à Ismène, face à son oncle Créon, face aux dieux. Sa faiblesse ne s’apparente en rien à de l’idéalisme, sa faiblesse est de représenter l’autorité contre le pouvoir ; c’est-à-dire pas grand-chose ici-bas, à l’aune de la force. Avec Antigone, deux conceptions de la force s’affrontent : la force de l’autorité qui protège et la force du pouvoir qui agresse. Pendant quelques minutes, elle sonde le lieu, elle remonte le temps. Elle voit le coup d’épée réciproque, elle devine la trace de Etéocle, elle les voit combattre, caparaçonnés à leur haine, Polynice faisant une volte-face, appliquant le coup d’épée qu’il croit fatal, elle voit Eteocle se déplacer sur sa droite, penser avoir le dessus au moment de porter l’estocade. Les deux frères surpris alors qu’ils se croyaient plus forts que l’autre, tombent en même temps. Dans un dernier regard l’un pour l’autre. Et ce rictus de regrets sur le visage de Polynice était-il partagé par Etéocle ? À l’heure de mourir que pèse la haine et les rancoeurs ?
Antigone voit le corps de ce jeune homme mort trop tôt. Elle regarde ce visage trop jeune pour être inerte. Une nouvelle vague de chagrin la submerge, elle commence à apprendre à vivre avec cette pluie de pleurs qui s’est installé en elle, qui se calme, mais qui ne cesse de menacer de revenir, qui immine. Antigone parle à Polynice : elle lui raconte sa conversation du matin avec Ismène, la loi inique de Créon, comment la ville s’éveillait ce matin après la bataille… Elle lui parle avec douceur comme on parlerait à un endormi que l’on ne voudrait pas tout à fait réveiller. Elle veut juste recouvrir son silence. Mais, peu à peu, monte en elle la plainte qu’elle ne veut pas entendre, qu’elle manigance d’ignorer, qu’elle veut étouffer : Polynice ne répond pas. Il ne répondra pas. Il ne répondra plus jamais. Antigone montre une qualité féminine prisée des Grecs, la sophrosynè, la décence. On procède par énigmes avec l’histoire. Il est impossible de connaître la pensée intime des Grecs à l’époque de Périclès. On présume. Tant de détails nous échappent. Ce qui nous apparait clairement, c’est la volonté d’humanité, de dire l’humain au cœur de l’univers. Les Grecs ne disaient pas « il pleut », mais « Zeus pleut ». La relation des Grecs aux dieux se dévoilait dans l’intimité. Pouvoir se reposer à l’ombre d’une autorité offre un vrai confort, les responsabilités s’établissent et prennent leur place. Il est difficile de s’abîmer dans une confusion des charges. Le monde contemporain se repose à l’ombre du pouvoir technique, cela n’a rien de commun, car le pouvoir technique n’a pas d’autorité, c’est un leurre que l’homme a inventé pour s’exonérer de l’autorité. Le monde contemporain a délégué à des professionnels tout l’attirail humain des funérailles pour les rendre techniques. Antigone se repose à l’ombre de l’autorité. Elle contredit Créon par devoir, par amour, ce qui revient au même pour elle. Le devoir et l’amour représentent la trame de sa vie. Dans cette Grèce antique, il est hors de question d’abandonner un mort, de détourner le regard d’un membre décédé de sa fratrie. Pour les Grecs, la dignité se résume souvent à cette façon d’affronter la mort. De nos jours, il est de bon aloi d’oublier la mort. Ou tout au moins de tout faire pour. Abréger la vie est une manière d’oublier la mort, puisqu’ainsi l’homme moderne a l’impression de maîtriser jusqu’à la dernière seconde de sa vie. En attendant de ne plus pouvoir mourir, il faut abréger la vie. Le lien social si fort à toutes les époques de l’humanité entre les morts et les vivants disparait peu à peu. Les cimetières se vident des vivants, les concessions libres se multiplient, les cendres vont à la poussière… Les découvertes techniques permettent un peu plus chaque jour d’ignorer la mort. Mais l’angoisse de la mort ne s’avère pas différente à notre époque ? À toute époque, l’homme a souhaité repousser la mort ? Cachez ce mort que je ne saurais voir et la mort elle-même finira par disparaitre. Napoléon Bonaparte a ainsi peu à peu refoulé les cimetières hors des cités. Le mort invisible, la mort n’avait qu’à bien se tenir. Créon se révèle un impeccable moderne. Que dire de l’époque pas si lointaine où « Dans la chambre du défunt, on ferme parfois encore les volets, on arrête les pendules, on couvre les miroirs d’un voile noir. Le mort est sur son lit, habillé de son plus beau costume. Ses mains, croisées à la hauteur de l’abdomen, tiennent un chapelet. Jusqu’au XIXe siècle, il était habituel d’exposer le défunt à la porte de sa maison, parfois couché sur de la paille. Balzac en fait mention dans Le Médecin de campagne : À la porte de cette maison (…), ils aperçurent un cercueil couvert d’un drap noir, posé sur deux chaises au milieu de quatre cierges, puis sur un escabeau un plateau de cuivre où trempait un rameau de buis dans de l’eau bénite » ?1 Si l’humanité se débarrasse de son angoisse de la mort, si elle réussit grâce notamment au NBIC2 à ne plus mourir ou plutôt à toujours vivre, elle n’aura plus d’humanité que le nom. Bien sûr, l’humanité ne peut vivre sans humanité, bien sûr des substituts seront trouvés, mais déraciner ainsi les traditions et le sens des choses ne permet véritablement qu’une chose : rendre vulnérable l’humain et le livrer aux forces de profit. Notre petite Antigone du XXIe siècle qui s’adressait à Ismène tout à l’heure que nous dit-elle que nous ne sachions déjà ? Elle est mue par son temps, ballotée aux vents furieux du changement pour le changement. Elle n’exprime rien de profond sur notre humanité, sur la vie, car elle n’en est qu’un subterfuge. Elle ne vit pas ou alors c’est croire que la feuille morte sait voler. Elle n’est que la somme de ses mécanismes mimétiques. Inutile de s’effrayer de ces robots venus d’Asie qui semblent prêts à conquérir notre place, car le robot est en nous et il nous guette ; il guette ce point de non-retour où l’homme débarrassé de toute humanité exhibera son cadavre croyant avoir vaincu son pire ennemi. La perte du savoir-faire vis-à-vis de la mort a marché de conserve avec la perte du rite : presque plus rien n’accompagne le mort au séjour des morts, presque plus rien ne libère le vivant du mort et le mort du vivant. Les fossoyeurs d’humanité n’accordent d’importance au rite que pour le brocarder ou lui nuire sans saisir la libération qu’il procure par le sens qu’il révèle.
Ce sont les morts de sa famille qui permettent à Antigone de devenir Antigone. Elle réussit les processus d’individuation : elle prend conscience de sa vocation et assume sa métamorphose ; elle trouve en elle les ressources, la culture, pour accepter d’endosser les nouveaux habits de celle qui ne se laisse pas dicter la conduite de sa vie. Le « Connais-toi toi-même » n’exprime rien d’autre que cette décision à se satisfaire de ce que l’on est et de lutter pour l’accomplissement de cette vocation. Transfiguration qui prend son sens pour une grande part grâce à la clôture de la mort. Transfiguration qui agrège tout le savoir que Antigone a emmagasiné au contact des vivants et des morts de sa famille et qui sécrète le retentissant vers 450 :
À mon avis, Zeus n’a pas proclamé ça,
Ni non plus Justice, qui habite la demeure des dieux d’en bas ;
Eux, ils ont défini ce qui dans ce domaine fait loi chez les hommes ;
Je ne pensais pas que tes proclamations
Avaient une telle force que l’on pût, étant homme,
Outrepasser les lois non écrites et infaillibles des dieux.
Car les lois existent de tout temps, non pas d’aujourd’hui,
Ni d’hier, et personne ne sait où elles ont surgi.
Aucune pensée d’homme ne pouvait m’inspirer une peur
Qui allait m’engager à me faire punir par les dieux
Pour cela. Je savais bien que je pourrais, bien sûr,
Et même si tu n’avais pas fait ta proclamation. Mais, si je dois mourir
Avant l’heure, je dis encore que j’y gagne.
Comment ne gagne-t-on pas à mourir
Si l’on vit, comme je le fais, accablée de misères ?
Ainsi, dans mon cas, être frappée par cette mort-là
Est une souffrance qui ne compte pas. Au contraire, si j’avais accepté que, le fils
De ma mère étant mort, on laissât le cadavre sans tombe,
Cela m’aurait fait souffrir. Mais, là, je n’ai pas mal.
Si maintenant tu trouves que mon action est folle,
Peut-être est-ce un fou qui fait de moi une folle ?
La force colossale que la frêle Antigone déploie au visage de Créon s’apparente à une tornade. La métamorphose d’Antigone se révèle face à la mort. La métamorphose, comme épiphanie, est la force humaine qui défie la mort. C’est aussi le lieu où demeure l’humanité. Antigone clame son droit qui existe depuis des millénaires et continuera d’exister après elle. Elle ne l’invente pas, elle n’en est que le dépositaire, c’est une tâche immense.
Antigone convoque tout ce que revêt l’humanité depuis la nuit des temps par ce simple geste : l’inhumation de son frère. Les rites funéraires marquent une limite entre l’humain et l’animal. D’un geste, elle remet à sa place Créon juché sur sa loi donc son pouvoir. Créon est si moderne, tentant désespérément d’exister en légiférant. Je crée une loi, donc je suis. Le pouvoir a ses limites que Créon, technocrate avant l’heure, ne connaît pas. Créon croit détenir le pouvoir de dicter une nouvelle loi, il a perdu le sens de ce qui le dépasse, il se croit l’autorité ; c’est pourtant l’oubli de l’autorité qui le pousse à agir de cette manière. En affirmant son pouvoir, Créon finit de le détruire. Antigone, après avoir traversé le mur de la réalité, après avoir chéri le corps de son frère bien-aimé, peut tout affronter. Elle connaît mieux les droits de Créon que Créon lui-même. Charles Maurras écrira cette définition magnifique de la politique de Créon : « Imaginez dans la cité chrétienne un criminel que le pouvoir temporel voudrait punir par la privation du salut éternel, par la précipitation dans l’enfer éternel… » La séparation entre pouvoir et autorité ne deviendra tout à fait claire qu’à l’apparition du Christ qui « légifère » pour tous les hommes politiques avec la célèbre réponse aux pharisiens : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Antigone préfigure ici les premiers chrétiens de la Rome Antique. Et Antigone réhabilite le rite pour prouver l’erreur de Créon. Une tradition s’endort si elle n’est pas incarnée. Le rite offre un point de calcification à tous les appétits personnels pour les empêcher de se propager comme un cancer. Le rite unit le naturel et le surnaturel, le pouvoir et l’autorité, et empêche qu’ils se disputent la meilleure part. Antigone et Créon le savent. Créon sait que sa loi va à l’encontre de tout ce que l’on pense des funérailles à cette époque, mais il rêve d’imposer sa marque, il se gonfle d’orgueil et veut soumettre tout à chacun à son pouvoir. Antigone aurait pu renoncer. Antigone a tant souffert sans jamais rien dire de son engeance. Elle a subi les quolibets, les rires sous cape, les crachats. Que peut-il lui arriver ? Elle aurait pu être engloutie par l’infamie et pour la faire cesser, au moins en apparence, se draper dans l’anonymat, oublier son honneur, faire taire son indignation, devenir invisible. Mais non, elle a décidé de remonter de l’abîme de la honte, car le sort n’est pas quelque chose qui doit pousser à la honte, mais, bien au contraire, devrait provoquer une acuité particulière, une connaissance des hommes sans limites et donc sans crainte. Antigone saisit cette voie, la tradition, le sens de sa vie. Ce sens, sa vocation, consiste à faire respecter la tradition, car la tradition protège les hommes contre eux-mêmes. « Ce n’est pas nous qui gardons la règle, c’est la règle qui nous garde » écrit Bernanos dans Le Dialogue des Carmélites. Lors du rite des funérailles, il est facile d’imaginer cette petite Antigone, cette Antigone si humaine, qui semble tout d’un bloc, s’effondrer en procédant au rite des funérailles. Les funérailles agissent comme un dard qui vient crever l’abcès de la peine qui peut alors s’écouler avec douceur et onctuosité comme une perfusion pour ne plus faire qu’un avec celui qui reste sur le bord de la rive des vivants, mais pour tout changer en lui, pour toujours. On ne fait pas le deuil de quelqu’un, c’est le deuil qui nous façonne, c’est la perte de l’être cher qui nous modèle. Seule, sur le champ de bataille, Antigone recouvre son frère de poussière ; et d’un geste sûr finit de se séparer de celui qu’elle aime. La souffrance aigüe ressentie pendant le rite, ce remuement de toutes ses entrailles, cet extrême déchirement qui finit d’arracher le mort aux vivants, trace une deuxième frontière qui après l’annonce de la mort — la mort sociale pourrait-on dire — entérine, scelle et rend irréversible et ineffaçable, une frontière sacrée qui indique avec précision la vie après la mort : la frontière de l’absence.
- La mort confisquée — Essai sur le déclin des rites funéraires de Christian de Cacqueray. Editions CLD. Téléchargeable sur le site du service catholique des funérailles. ↩
- Nanotechnologie, biotechnologie, informatique, cognitique ↩
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