Pascal sur la vie humaine

Et cet extrait de Pascal, intimité avouée et forcée :

« Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l’éternité précèdant et suivant, le petit espace que je remplis et même que je vois, abimé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi. Memoria Hospitis unius diei praetereuntis*. »

Tiré du Livre de la Sagesse, V, 15 : « L’espérance des méchant est (…) comme la fumée que le vent dissipe ou *comme le souvenir d’un hôte qui passe et qui n’est qu’un jour en un même lieu ».

Tolstoï sur la vie humaine

Ce matin, je tombe* — littéralement — sur ce passage de Confession de Tolstoï qui est une pure merveille et qui annonce si bien La Mort d’Ivan Ilitch écrit sept ans plus tard :

« D’abord il me sembla que c’était des demandes gratuites, déplacées. Je croyais que tout cela était déjà connu, que si je voulais un jour aborder ces questions de front, cela ne me donnerait nulle peine, que pour le moment je n’en avais pas le temps, mais que dès que j’en aurais envie, je trouverais aussitôt les réponses. Or, ces questions m’assaillaient de plus en plus souvent, exigeant la réponse avec toujours plus de véhémence, et comme elles tombaient toutes au même endroit, en une multitude de points, ces questions sans réponse formèrent une seule tache noire. (…)

« Il m’arriva ce qui arrive à tous ceux qui ont contracté une maladie interne mortelle. D’abord, on voit apparaître un symptôme insignifiant auquel le malade n’accorde nulle importance, puis les symptômes reviennent de plus en plus souvent et se fondent en une seule souffrance indivisible dans le temps. (…)

« Ma vie s’arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir ; mais je n’avais point de vie, car il n’existait plus de désirs dont la réalisation m’eût paru raisonnable. »

Il faut la qualité de Tolstoï pour exprimer si parfaitement cette montée en puissance (que d’aucuns pourraient confondre avec de la volonté de puissance), cet envahissement progressif de l’angoisse. La Mort d’Ivan Ilitch, chef d’oeuvre condensé de ce chef-d’oeuvre qu’est la vie, donnera parfaitement cette impression de basculer dans un autre univers. En un instant anodin la vie bifurque et déroute. La vie n’est faite que de l’assemblage de ces moments intimes partagés avec soi-même.

* En lisant mes notes du petit livre fort intéressant de Monique Canto-Sperber : Essai sur la vie humaine.

Une petite histoire de l’Envie, du héros au bouc émissaire

4Le monde moderne ne cesse de nous présenter des boucs émissaires. Lance Armstrong, Richard Millet, Jérôme Kerviel, John Galliano, pour ne citer qu’eux, chacun dans un domaine, avec des causes et des raisons complètement différentes, ont récemment incarné le bouc émissaire, le fauteur justement châtié, l’empêcheur de tourner en rond remit à sa place. Le bouc émissaire est lié à l’égalitarisme, lui-même lié à l’envie. Du héros au bouc émissaire, seule l’envie ne change pas. Le monde moderne a le spectacle dans le sang, le bouc émissaire y a une fonction cathartique.

À l’heure de la démocratie moderne, tout passe par Twitter ou Facebook. La vraie information se trouve là. Ne pas être là équivaut à disparaître, à entretenir une vie dans l’ombre, une vie d’ombre. Sur les réseaux sociaux, il est permis le comble de la démocratie moderne : côtoyer l’idole, vivre avec l’idole, au rythme de l’idole, en connaissant tout d’elle, en la voyant au levé du lit, en l’embrassant en guise de bonsoir ; ne manque que le contact tactile. Cette proximité transforme le rôle de l’idole connue depuis toujours, elle le modifie à jamais. Si l’idole était une simple statuette, elle ne parlerait pas, ne répondrait pas, elle n’occuperait que la place qu’on lui laisse, elle rassemblerait sur son effigie toutes les images mentales que le cerveau peut produire. Le monde moderne ne connaît pas l’image mentale, il est au-delà du fantasme. Il hait ce qui est caché, sans parler de ce qui est secret. D’où cette expression souvent utilisée : le fantasme devenu réalité. Le fantasme — phantasmata, l’image mentale pour le Grec antique — ne peut être, ne doit pas être, une réalité. Sinon l’horreur guette. Sinon nous ne pouvons que prier en attendant que tout reprenne sa place. Il y a un ensauvagement possible à côtoyer l’idole de trop près. Par cette proximité, le monde moderne a entrepris de créer un levier cathartique pour contrôler les consciences. L’idole peut être héros ou bouc émissaire, elle peut servir la société du spectacle et sa dictature molle. Elle permet aussi de remplir des cases : héros, bouc émissaire, déchu, condamné, victime… Une feuille de papier à cigarette sépare ces qualificatifs. Sur fond de moralisme, la société abat ses cartes et distribue les bons ou mauvais points. Tous les domaines sont touchés, mais certains plus « populaires » que d’autres sont affectionnés. Le bouc émissaire permet de se refaire une beauté, de donner le change, ou bien d’affirmer sa responsabilité et son incorruptibilité. Mais personne ne doit être dupe de tels stratagèmes. La société du spectacle est un simulacre de société qui repose sur l’intrusion, sur l’indécence et sur la délation.

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Témoignage chrétien

Lorsque j’ai commencé ce blogue, très vite m’est venue l’idée d’écrire sur la liturgie. Non pas pour revendiquer un statut de spécialiste, mais pour partager mon expérience au sujet de ce qui représente le coeur de la vie d’un chrétien. Il y avait donc deux routes qui devaient se fondre : Il fallait raconter la messe (et ses bienfaits), et ensuite confier le cheminement qui l’avait révélée.

Partie 1 : Quelle messe pour quelle Église ? – Devant l’église

Prêtres en soutaneDurant l’année 1987, je crus que mon heure était arrivée. Ma vie s’effondrait. La vie ne s’effondre jamais, je mettrai quelques années à le comprendre ; ou elle s’arrête, ou elle se transforme. Ma vie se transformait donc, violemment, intensément, elle me proposait l’enantiodromos comme disent les Grecs. L’enantiodromos est cette route qui se fend, qui se sépare, qui devient deux, et nous place face au choix. L’enantiodromos m’a permis de comprendre ce qu’était la liberté. C’était une situation inédite, j’allais m’en rendre compte. Ce croisement où la vie prend une tournure tout à fait inattendue marque le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ce moment n’a pas d’âge. Je veux dire que l’on peut le vivre à tout âge. Ce qu’il ne faut pas c’est ne pas le vivre. Ne pas comprendre ce qui différencie la liberté vécue pendant l’enfance de la liberté choisie à l’âge adulte. Parce que le choix fait, nous devenons un autre ; l’expérience nous révèle et donne un cadre et des fondations à la personnalité.

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Dans l’ombre d’Ernesto Sabato

Lorsqu’Ernesto Sabato s’éteint le 30 avril dernier à 99 ans, il se répète les paroles de Maria Zambrano : Mourir cette action insaisissable qui se réalise en obéissant, advient au-delà de la réalité, dans un autre royaume. Dans sa maison de Santos Lugarès (“Lieux saints” près de Buenos-Aires), Ernesto Sabato obéit à cette dernière injonction. Il s’y est préparé de longue date. Dans Résistance, son émouvant testament littéraire paru en 2002, il écrivait : J’ai oublié de grands pans de ma vie, mais, en revanche, certaines rencontres, des moments de danger et le noms de ceux qui m’ont tiré des dépressions et de l’amertume palpitent encore dans mes mains. Et les vôtres aussi, vous qui croyez en moi, qui avez lu mes livres et allez m’aider à mourir.

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Newman et Socrate

Les liens entre la philosophie grecque antique et le christianisme sont nombreux. Le plus fameux des préceptes grecs : Gnothi Seauton, « Connais-toi toi-même », inscrit à Delphes garde un certain mystère. Un autre bout de phrase nous est resté : « Mais pas trop »… Connais-toi toi-même… Mais pas trop ! Platon amène Socrate à réfléchir à la formule delphique dans le Philèbe :

SOCRATE — C’est en somme une espèce de vice qui tire son nom d’une habitude particulière, et cette partie du vice en général est une disposition contraire à celle que recommande l’inscription de Delphes.

PROTARQUE — C’est du précepte : connais-toi toi-même, que tu parles, Socrate ?
SOCRATE — Oui, et le contraire de ce précepte, dans le langage de l’inscription, serait de ne pas se connaître du tout.
« Connais-toi toi-même » afin de t’améliorer, de gommer en toi ce qui gêne à ton épanouissement. Ne pas se connaître est déjà une faute pour Socrate. « Mais pas trop », car l’homme se croit si facilement beaucoup plus qu’il n’est, fils d’Adam, l’homme est le jouet de sa présomption. « Mais pas trop » afin de ne pas te prendre pour un dieu.
Il s’agit de l’un des fondements de la culture grecque, l’idée de se connaître, l’idée de sagesse, d’avancée dans la sagesse, mais le sentiment aussi qu’à trop creuser les surprises peuvent surgir, et pas forcément de bonnes. Les Grecs étaient très conscients des faiblesses de l’homme, de ses insuffisances. Les Grecs sont même, avec les chrétiens, ceux qui ont le plus mis en avant la possibilité de faiblesse de l’homme, c’est aussi ce qui nous les rend si proche. La faiblesse de l’homme s’exprime dans leurs évangiles, les tragédies. Pitié et terreur en sont les deux piliers. Connais-toi toi-même… mais pas trop.

Faute d’origine

Malgré les doutes de Shûsaku Endo quant à la vraie christianité des Japonais évoquée dans l’admirable « Silence », il m’apparaît aussi que le Japonais a un vrai point commun fondamental avec le chrétien dans la facilité qu’il a à se mettre à la place de l’autre. N’est-ce pas là l’un des socles fondateurs du christianisme, l’un de ces archétypes du Discours sur la Montage, que de toujours penser que notre effort n’a pas été assez important, assez prononcé, pour que l’entente émerge ? Je vois bien sûr la faiblesse du raisonnement : le Japonais essaie inlassablement de se mettre à la place de l’autre culturellement ; il désire aussi mieux se faire comprendre ; il ne connaît pas la culpabilité, mais la honte… Le chrétien doit se mettre à la place de l’autre parce qu’il pense que la faute vient de lui, ce qui ne veut pas dire qu’il a commis la faute, mais plutôt que le manque d’attention à l’autre l’a poussé à ne pas assez travailler à prévenir la faute.

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Revue de livres sur le Japon

Je viens de finir de lire « Le Masque du Samourai », un essai de Aude Fieschi (Éditions Philippe Picquier). C’est un livre didactique, bien écrit, qui présente les différentes facettes du Samourai à travers le Moyen-Age japonais jusqu’à sa déchéance avec l’avènement du Japon moderne.

Philia, agapê et autres petites choses…

Les Grecs utilisaient trois mots pour désigner l’amour : l’éros, l’amour charnel, la philia, l’amitié, et l’agapê, l’amour abouti et mature. 

L’amour est-il seulement là pour nous réconforter ? Ne doit-on pas chercher à donner du sens à l’amour comme à chaque événement de la vie ? Seul le sens sauve la condition humaine. Le sens… La grande question. L’incontournable question. Rien ne vaut d’être vécu en l’absence de sens. Le sens est la grande question de l’homme d’autant qu’il n’y comprend rien et n’en maîtrise rien. Comme souvent l’homme maîtrise d’autant moins qu’il s’époumone à croire le contraire. Un amour dont le sens est absent restera un éros. Il est possible de répondre qu’éros aussi donne du sens :  les caresses, les baisers, les corps qui s’emboîtent sont une découverte de l’autre. Si l’éros grec relève le plus souvent du rapt, de la possession, il serait faux de l’y résumer. Les frontières entre les trois amours peuvent être fines. Notre époque aime à relativiser ces frontières. La transgression guette le moindre de nos pas ; ou de nos faux-pas.

Le sens de l’amour nous surpasse, et nous élève. Dieu nous donne Son fils et Le fait mourir sur la croix dans le seul but de donner un sens à nos vies. Il extirpe le pêché en le révélant au grand jour. Il désigne l’amour comme seule alternative au mal. Et l’on doit se souvenir encore de saint Paul :

Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges, s’il me manque l’amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante.

Quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et de toute la connaissance, quand j’aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.

Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon corps aux flammes, s’il me manque l’amour, je n’y gagne rien.

L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité.

Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.

L’amour ne disparaît jamais.

Les prophéties ? Elles seront abolies.

Les langues ? Elles prendront fin.

La connaissance ? Elle sera abolie.

Car notre connaissance est limitée et limitée notre prophétie. Mais quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli.

Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu homme, j’ai mis fin à ce qui était propre à l’enfant.

À présent, nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face.

À présent, ma connaissance est limitée, mais alors je connaîtrai comme je suis connu.

Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l’espérance et l’amour, mais l’amour est le plus grand.(1)

On voit que l’agapê trône au sommet de l’amour. L’agapê est cette fin ultime, comme sens véritable de l’amour. À lire saint Paul, on s’aperçoit aussi que l’amitié est tout entier contenu dans l’amour. La philia peut être pensée seule, mais sa finalité chrétienne est de devenir un agapê. On comprend aussi que son échec sera de ne pas réussir cette transformation. Imaginons une philia entre un homme et une femme : il y a toujours un risque de séduction. Qu’est-ce qu’une philia s’abandonnant dans l’éros ?

On notera enfin que l’agapê est un amour dénué de séduction. Il n’utilise pas de “trucs”, d’artifices. Évidemment ceux-là sont laissés au Prince de ce monde.

Une nouvelle amitié, c’est un monde révélé qui s’étend à nos pieds. Quel réflexe avons-nous ? Face à un monde qui s’étend à nos pieds. En sommes-nous responsables (de respondere, en répondons-nous) ? Avons-nous fait quelque chose pour mériter ce nouvel amour ? Non, nous n’avons rien fait. Si peu de sens est sorti de nos gestes quotidiens. Notre premier réflexe est souvent de fouler ce monde aux pieds, car immédiatement face à la beauté nous pensons à nous l’approprier. Voilà l’homme. Ce qui est beau, ce qui est mieux, ce qui nous dépasse, doit nous appartenir. Pas Dieu. Non, pas Dieu. Car l’homme moderne a arrêté de croire en Dieu. Trop grand, trop fort, pas le temps pour ces foutaises qu’il ne peut s’approprier. Ce qui le dépasse ne mérite que possession ou mépris.  Il faut aller toujours plus vite. On n’a pas le temps. Si l’on ne peut posséder, si l’on ne peut jouir, on méprise. On comprend aisément dès lors la popularité d’éros.

À toutes les créatures, il manque quelque chose, et non point seulement de n’être pas créateur.

À celles qui sont charnelles, nous le savons, il manque d’êtres pures.

Mais à celles qui sont pures, il faut le savoir, il manque d’être charnelles.(2)

Alors ce monde qui frappe à la porte ? S’il se donne, on le domine. S’il se donne, on le possède. Il y a là résumé notre suffisance vis-à-vis de l’Autre. Parce qu’il n’y a pas de lieu plus égalitaire que l’amour. L’amour est vérité et tout le monde est égal face à la vérité.

De nombreuses amitiés défaillissent après quelque temps. Dans la majorité des cas, cette défaillance se révèle dès que l’une ou les deux parties s’enorgueillissent. Dès que l’une ou les deux parties veulent posséder, ou se confortent dans un sourd sentiment de supériorité. Dès que l’une ou les deux parties adoptent une position paternaliste il n’y a plus d’écoute. Dès qu’il ne peut plus y avoir de véritable écoute, dès qu’elle est soumise à un jugement de valeur, une hiérarchie invisible et non-dite, mais pleine et entière, s’installe. Il n’y a plus le minimum requis pour se parler et s’entendre. La parole ne fait plus sens.

1- On sait aussi que l’on peut dans cette offrande de saint Paul remplacer le mot amour par le nom de Jésus. On se plaira à réciter ces stances ainsi et de s’en imprégner.

Traduction de l’auteur de la Première Épitre aux Corinthiens de Saint Paul (1 Co 13, 1).

2- Péguy, Le Porche du Mystère de la deuxième vertu.

Leçons de Haïkus

Pour écrire un haïku, il faut impérativement respecter quatre qualités :

  • Sabi : la simplicité et la conscience du temps qui passe et qui altère les choses et les êtres
  • Sh?ri : la capacité à suggérer l’amour des choses humbles
  • Hosomi : la découverte de la beauté du quotidien
  • Karumi : l’humour qui allège la gravité des choses