“Eli, Eli lama sabachtani ?” 1 Lorsque Benoît XVI signifie, en quelques mots simples, qu’il renonce à la fonction de pape, c’est un tremblement de terre qui secoue le monde et qui frappe les catholiques. Les bruits les plus farfelus courent et chacun de s’interroger sur les causes de cette décision qui, même si elle n’est pas unique, provoque la stupeur. Personnellement deux sentiments m’habitent : l’abandon et la tristesse, son poisson-pilote, pour ne pas dire la désolation. L’abandon ressemble à un écho qui ne cesse de se reproduire et de s’amplifier, comme une plainte entêtante.
Récapitulons. Le 19 avril 2005, j’éprouve une joie infinie, ce “coeur inondé de joie” raconté par les mystiques, à l’annonce du nouveau pape. Je pleure de joie devant mon téléviseur. Bien sûr depuis quelques jours, depuis la messe en l’honneur de Don Giussani, depuis la messe des obsèques de Jean-Paul II surtout, le cardinal Ratzinger est devenu une sorte d’évidence. Avec la finesse et l’intelligence qui le caractérisent, il s’impose comme un papabile d’excellence. Ceux qui le maintenaient dans la ouate dans une petite boîte en sont pour leur frais. Le cardinal Ratzinger ne correspond pas tout à fait à ses étiquettes comme celle de “panzerkardinal”. Il est un peu plus qu’un simple censeur. Une bonté et une foi simples et ramifiantes émanent de lui. Je pleure devant mon téléviseur quand le nom de Ratzinger est prononcé. Celui qui se plaisait à vivre dans l’ombre du géant qu’incarnait Jean-Paul II, est le parfait continuateur de ce géant. A proportion de cette joie du 19 avril 2005 succède maintenant la peine du 11 février 2013 qui lui est égale sinon supérieure. Huit ans ont passé et le même homme avait tout chamboulé dans ma vie. Sous le choc ce 11 février, face à l’abandon, face à l’absence, et dans l’écho de cette renonciation, je ne trouvais pas le moyen de sortir de sentiments colériques. Pourquoi nous abandonner ? La tempête est toujours à notre porte. Sans parler de la perte de sacré de la fonction, la perte de sens. Mais la perte de sens est constitutive de l’abandon.
L’essence de cette décision m’est apparue, elle ne calmait pas la colère, mais elle atténuait la déception, il s’agissait de la séparation entre l’homme et la fonction, mais je ne le voyais encore qu’à travers un miroir. Cette séparation ressemblait à une formule militaire qui préconise de séparer le grade et la fonction. Cette séparation ne se réalise pas aisément. Il s’agit de dire qu’un caporal-chef a comme fonction de garder l’armurerie. Si un officier veut entrer dans cette armurerie, il ne le peut pas de sa propre volonté. Il ne le peut que s’il dispose d’une autorisation. Et s’il n’a cette autorisation, le caporal-chef peut lui refuser l’entrée bien que son grade soit inférieur. Le grade est une chose, la fonction une autre. Alors, le pape, grade ou fonction ? Être pape n’est-il pas une vocation ? Etre prêtre l’est, être pape serait-il plutôt une fonction ? Car s’il s’agit d’une vocation, il est impossible d’y renoncer. La vocation n’est pas changeante, c’est nous qui le sommes. Ainsi, le respect vis-à-vis de la décision de Benoit XVI ne devait pas être obligatoire. J’ai vu et entendu dans les jours qui ont suivi la déclaration que ce pape avait beaucoup de courage et d’humilité (ce dont je n’avais jamais douté étant comme je l’ai dit un ratzinguérien convaincu de longue date) et que sa décision ne devait pas être jugée ou discutée. J’ai tout de suite pensé à réfléchir à cette décision sans donner de blanc-seing. L’obéissance, bien sûr, d’ailleurs que pouvais-je changer à cette décision ?, mais aussi et surtout la réflexion pour comprendre. Même si la compréhension n’ôterait pas la tristesse, elle s’invitait pour l’alléger. Placé dans cet espace-temps de l’abandon, je ne savais que penser.
Ainsi, pape : un grade ou une fonction ? Comment dès son élection, ne pas confondre Jan-Paul II et son état ou son travail, comme on voudra, de pape ? Comment ne pas confondre Ratzinger et Benoît XVI ? Ce jeu de Jekyll et Hide m’apparaissait encore comme dans un miroir. Je ne connaissais pas Wojtyla avant Jean-Paul II et dès l’élection il ne faisait qu’un, mais je connaissais Ratzinger avant Benoît XVI et pourtant il ne faisait plus qu’un aussi. Benoît XVI créait l’événement et séparait le grade de la fonction, pape devenait une fonction ; et d’une fonction dont on peut se résigner.
“Nous payons cher, très cher, la dignité surhumaine de notre vocation. Le ridicule est toujours si près du sublime ! Et le monde, si indulgent d’ordinaire aux ridicules, hait le notre, distinct”. Le seul choix du pape n’est-il pas lors de sa prise de soutane et à la fin du conclave ? Qu’est-ce que cette nouvelle liberté ? Sur quoi reposent ces nouvelles règles édictées par Benoit XVI ? L’obéissance doit elle être de l’eau tiède bue sans réfléchir ? Grade ou fonction ou les deux ? Bien sûr, on nous a ressassé que le droit canonique permet cela, mais cette liberté, liberté chérie, ne me paraît pas offrir de garantie de ne pas se tromper. Benoît XVI n’ouvre-t-il pas une boîte de Pandore en ouvrant ce nouveau champ de réflexion ? Ne présume-t-il pas, encore une fois serait-on tenté de dire, de la capacité à comprendre des gens : fidèles et non-croyants ? Ne réalise-t-il pas quelque chose de trop intelligent ? Enfin, n’abaisse-t-il pas “la dignité surhumaine de la vocation” ? Que fais-tu, Benoît ? Pourquoi m’abandonnes-tu ?
La blessure reste ouverte. J’entends autour de moi parler de lui, je pense à Benoît XVI, je vois son visage et l’envie de pleurer me prend. Et peu à peu, je comprends que je passe à côté de quelque chose. L’émotion est une chose, mais elle peut masquer la vérité. Elle peut nous faire perdre l’essentiel de vue. Je sens que je passe à côté de l’essentiel. La méthodologie que le Pape émérite a mis en place, jour après jour, depuis ce 11 février 2013, pardon, depuis ce 19 avril 2005, n’a jamais été prise en défaut. Benoît XVI a pensé sa vie, et donc sa vocation, comme un exemple et un chrétien devrait toujours penser de cette façon. Il n’y a qu’un moyen d’être exemplaire, et là encore, dans son immense mansuétude, Benoît XVI nous l’a dit et redit, c’est d’être un ami intime du Christ. Quand Benoît XVI nous dit qu’il a senti chaque jour de son pontificat la présence du Christ, cela veut dire une chose et une seule, chaque jour il a entretenu la flamme, cette petite flamme ballotée par le moindre courant d’air, de l’intimité. La vie de Benoît XVI se fonde sur l’intimité, et son intimité est toute resplendissante et rafinée comme l’ensemble de son être. Dès que le mot intimité est prononcé, on entend douceur, suavité, discrétion, intensité, joie, onctuosité et vérité. Benoît XVI est un exemple par l’intimité qu’il entretient avec le Christ. Cette attitude est une partie de lui, il nous demande de l’adopter. Il ne nous dit pas que c’est facile. Il ne nous dit pas que cela va nous être donné. Certains ont montré à quel point Jean-Paul II et Benoît XVI ont formé un couple efficace et homogène. La raison tient en ce que l’un et l’autre respectaient cet incroyable vérité humaine, également connue en intuition des Grecs, que l’homme se réalise et réalise le monde en agonie. L’agonie est le ressort de l’homme dans le monde. Pour aller encore plus loin, je dirais que le plus grand leg de Benoît XVI est là : il n’a cessé de nous montrer l’agonie de l’intelligence. Quand Jean-Paul II nous montrait l’agonie physique, plus visible, plus directement sensible, plus parlante et ô combien liée à la condition chrétienne depuis son origine, Benoît XVI en aristocrate de l’intelligence, et donc du dialogue, nous a montré l’agonie de l’intelligence, et donc de la vérité. Et donc du christianisme !
Un mois après le coup de semonce de Benoît XVI, je comprends qu’il y a plusieurs façons d’agonir. Comme il y a plusieurs charismes ; le charisme influençant l’agonie. “Je suis le chemin, la vérité et la vie… s’il pouvait y avoir quelques contradictions entre la vérité et la vie, car la vérité peut nous tuer et la vie nous maintenir en vie” 2. De cette intimité, Benît XVI a pris cette folle décision, ou plutôt, plus exactement, de cette folle intimité avec le Christ, Benoît XVI a pris cette décision de quitter sa fonction de pape. De son dialogue permanent avec le Christ, Benoît XVI a déduit que son rôle devait changer, mais pas sa manière. C’est toujours par l’exemple qu’il nous guide. C’est en comprenant cela que le chagrin de son départ a commencé de se dissiper. Retrouver ou approfondir l’intimité dans un monde d’exhibitionnisme. Qui mieux que le christianisme peut ainsi remettre l’intimité au coeur du monde ? L’intimité chrétienne est une folie pour ce monde, car par la Croix, Jésus nous a rendu intime de son agonie. Cela est insupportable pour la sensibilité moderne qui n’hésite pas à commettre des holocaustes sur l’autel du Progrès et du Consumérisme fils de la Raison, mais sans intimité, en mondovision permanente. Nous savons, grâce à Pascal, que le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde. Benoît XVI a profité du carême et de l’année de la foi pour placer notre espoir, mais aussi nos doutes, nos pensées, notre être tout entier, sur le chemin d’une relation intime avec le Christ, alors commençons par dire comme le prêtre à chaque messe : “Quid retribuam Domino pro omnibus, quae retribuit mihi ?” 3. Ainsi nous commencerons à comprendre, intimement, qu’il n’y a de chemin vers Dieu, que celui enseigné par Benoît XVI, en une dernière magistrale catéchèse, en s’abandonnant au Christ.
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Là où il y a un abandon de Benoît XVI, il y a aussi un testament de Benoît XVI, qui nous est destiné ; il ne tient qu’à nous de nous approprier son contenu, non seulement pour mieux nous nourrir, sur le plan doctrinal comme sur le plan spirituel, mais aussi pour continuer à résister, dans la clarté et dans la douceur, à la tentation de s’en remettre ou de se soumettre à la démagogie adogmatique, eudémoniste, inclusiviste, oecuméniste et unanimiste qui sévit souvent, depuis l’intérieur et le sommet de l’Eglise catholique, encore plus depuis 2012-2013 que depuis 1962-1963.
Voici donc quelques ressources, notamment magistérielles :
https://www.editionsartege.fr/product/59510/invitation-a-la-joie/
https://www.editionsadsolem.fr/product/32703/la-pensee-de-benoit-xvi/
https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20000806_dominus-iesus_fr.html
https://www.vatican.va/archive/compendium_ccc/documents/archive_2005_compendium-ccc_fr.html
http://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/apost_exhortations/documents/hf_ben-xvi_exh_20100930_verbum-domini.html
https://editions-salvator.com/histoire-du-christianisme/225-les-batisseurs-de-leglise-t1-des-apotres-a-saint-augustin-lglise-a-t-constitue-sur-le-fondement-des-aptres-comme-communaut-de-fo.html
https://editions-salvator.com/histoire-du-christianisme/353-les-batisseurs-de-leglise-t2-de-leon-le-grand-a-saint-thomas-daquin-tout-au-long-de-ce-parcours-recouvrant-huit-sicles-ce-benoit.html
https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/homilies.html
Merci beaucoup pour toute prise de ces quelques références.
Absolument. Nous avons aussi toutes ses catéchèses, courtes et brillantes où il voit et perce l’essentiel et nous le délivre avec sa délicatesse et son infini tendresse toujours renouvelées.
Là où il y a un abandon de Benoît XVI, il y a aussi un testament de Benoît XVI, qui nous est destiné ; il ne tient qu’à nous de nous approprier son contenu, non seulement pour mieux nous nourrir, sur le plan doctrinal comme sur le plan spirituel, mais aussi pour continuer à résister, dans la clarté et dans la douceur, à la tentation de s’en remettre ou de se soumettre à la démagogie adogmatique, eudémoniste, inclusiviste, oecuméniste et unanimiste qui sévit souvent, depuis l’intérieur et le sommet de l’Eglise catholique, encore plus depuis 2012-2013 que depuis 1962-1963.
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