Jamais une Coupe du monde n’avait si mal commencé. Offerte au Qatar, avec Zinédine Zidane comme ambassadeur, dans un climat suspicieux de corruption. On a tout dit de ce pays, grand comme la moitié de la Bretagne, réussissant à changer la saison de la coupe du monde pour la première fois depuis qu’elle existe, climatisant ses stades, et tuant des ouvriers à la tâche pour que tous les stades soient prêts à temps. À propos du changement de date : jouer l’été après la saison de clubs, permettait de préparer les joueurs et de constituer un groupe, ce qui est toujours difficile avec les équipes nationales, l’alchimie doit se produire en peu de temps et les résultats doivent être immédiats ; jouer en hiver garantit d’avoir des joueurs n’ayant pas joué une saison entière, moins usés mentalement et physiquement donc et qui bénéficient de leur préparation d’avant-saison… Concernant la main-d’œuvre, a-t-on jamais entendu parler de la main d’œuvre à bas coût utilisée de manière systématique depuis des décennies à chaque organisation de grand-messes à travers le monde ? De même, l’argument consistant à bavarder de la santé des joueurs en péril sous ce climat prêtait à sourire. Qui s’était soucié de la santé des joueurs à la coupe du monde 1986 au Mexique, par exemple, où une chaleur et une humidité impossibles régnaient, cette organisation n’avait pas ému le monde à l’époque. Le choix du Qatar aurait dû être dénoncé dès que le nom de ce pays a bruissé, après, il était trop tard et la décence aurait dû prévaloir. Sur le plan du jeu, cette coupe du monde marquait la fin d’une génération extraordinaire : Cristiano Ronaldo et Lionel Messi jouaient leur dernière coupe du monde. Cette coupe du monde s’annonçait comme l’avènement de Mbappé. Le jeune prodige français s’apprêtait à enterrer les vieilles gloires sans coup férir.
Dès le début de la compétition, l’organisation se révéla remarquable. Bien sûr, des clameurs s’élevèrent pour décrier la climatisation, il fallait entretenir ce sentiment de suspicion. On entendit ainsi un ancien Président de la République française se plaindre de cette coupe du monde et dire « qu’il n’y aurait pas été », une personne lui souffla à l’oreille que dans ce cas, il ne devait plus aller au Parc des Princes soutenir l’équipe du Paris Saint-Germain. Comme toujours lors de la coupe du monde de football, les nations se dressent contre les nations. C’est le charme inimitable de cette compétition, la coupe du monde de football, plus grand événement planétaire, rappelle les différences entre les peuples et les ravivent. En un sens, si la coupe du monde est l’illustration du capitalisme et de la société libérale, elle continue de renvoyer une image contraire au mondialisme. Là où les équipes de clubs sont vendues aux puissances financières et n’ont souvent plus aucun joueur local dans leur composition, ne pratiquent plus aucune formation ou presque, achètent et revendent des sortes d’esclaves des temps modernes, même si certains d’entre eux gagnent des sommes incroyables, tout cela devrait alerter sur la capacité de ce monde à rester humain. Les équipes nationales résistent, la coupe du monde résiste, les clubs ont tenté de prendre le pouvoir à travers des championnats mondiaux, il n’est pas dit qu’ils n’y arrivent pas un jour ou l’autre, mais pour le moment les équipes nationales résistent, vaille que vaille. La coupe du monde de football revêt un aspect très particulier si on la compare à la coupe du monde d’un autre sport, ici la singularité du jeu s’accorde avec la nationalité. Le jeu de football ne reposant pas que sur la force ou la vitesse, sur le physique donc, mais sur la technique de pied, membre avec lequel il est beaucoup plus facile de mal faire que de bien faire, d’où l’expression jouer comme un pied. Le rythme, la cadence, la façon d’aller d’un point A à un point B, l’histoire racontée pendant ce trajet, la façon de raconter cette histoire ; la dépendance à son origine, à sa culture, cristallise une façon de jouer et le rend inimitable. Le football est littérature, poésie, musique, et la littérature, la poésie, la musique brésiliennes ne ressemblent pas à la littérature, à la poésie, à la musique française. Ainsi la coupe du monde de football échappe au mondialisme qui ne peut que s’étrangler et utiliser ses bras armés, le libéralisme et le capitalisme, pour garder dans son giron ce tournoi qui la nargue. La coupe du monde de football ressuscite l’idée de pays, de peuple et de communion. Les Asiatiques et les Africains n’y réussissent pas forcément, serait-ce dû à ce qu’il ne manque d’aucun des trois ?
L’effacement des cultures locales par le mondialisme ressemble à un château de sable et l’entêtement national de la coupe du monde aux vagues qui remontent l’assaillir avec la marée. Le naturel reprend sa place : les cultures locales, et donc l’histoire des peuples. Dans ce contexte, le grand match de la coupe du monde se joue depuis le début entre l’Europe et l’Amérique du Sud. Entre les colonisateurs et les colonisés. L’Argentine est le premier pays de football en Amérique du Sud parce que les Jésuites y ont importé le jeu. Le jeu en Amérique du Sud peut être discuté pendant des heures. Chaque pays montre une façon de toucher et de jongler avec le ballon qui lui ressemble. L’Équateur a ainsi déployé un jeu singulier et apprécié par les observateurs au Qatar. Quand un entraîneur sud américain gère un autre pays que le sien, il montrera d’abord sa connaissance du football local avant de déployer sa stratégie propre. Si les victoires entre l’Europe et l’AmSud, comme on surnomme l’Amérique du Sud, établissaient une parfaite parité, depuis 2002 et la dernière victoire du Brésil, l’Europe a pris la tête et mène par douze victoires à neuf. En 2002, le match était à 9 pour l’Amsud contre huit pour l’Europe. Depuis 2006 et l’accélération du mondialisme, l’Europe a gagné quatre fois la coupe du monde et n’a laissé aucune miette à l’Amsud. Quelques mois avant la coupe du monde 2022, le meilleur joueur français de sa génération, Kylian Mbappé donnait un entretien à la chaîne brésilienne, TNT Sports, et affirmait avec sa décontraction légendaire teintée d’une certaine arrogance : « Le Brésil est une bonne équipe. Après, il y a beaucoup d’équipes européennes aussi. L’avantage qu’on a nous les Européens, c’est que l’on joue entre nous avec des matches de haut niveau tout le temps, comme par exemple la Nations League. Quand on arrive en Coupe du monde, on est prêt là où le Brésil et l’Argentine n’ont pas ce niveau-là en Amérique du Sud, estime Mbappé. Le football n’est pas aussi avancé qu’en Europe. C’est pour ça que lors des dernières coupes du monde, c’est toujours les Européens qui gagnent. » Pas la meilleure façon de se faire des amis en Amérique du Sud en général et au Brésil en particulier. Autrefois, on apprenait à tourner sa langue dans sa bouche avant de parler ! Si quelque chose fonctionne bien en Amsud, c’est la mémoire. L’Amsud fréquente le mondialisme par ses circuits financiers, pour le reste et même si elle en a adopté les mœurs en vigueur en Europe (sorte de soft culture du mondialisme, derniers feux chrétiens de croire disposer du bien), les pays d’Amérique du Sud campent sur leur singularité et sur leur identité. Il suffit de voir une équipe de football sud-américaine chanter son hymne national pour s’apercevoir qu’il ne s’agit pas de faire bonne figure devant les caméras, de donner le change à la population qui les regarde et les suit avec des yeux énamourés, ou d’un hors-d’œuvre sans intérêt. Représenter son pays représente la plus belle chose que ces joueurs peuvent vivre. Ils offriraient tout pour leur pays, souhaitent montrer l’honneur que représente pour eux de porter le maillot de leur pays. Et, cette passion pour la chose nationale ou ce qui la représente atteint toutes les couches de la société. Mbappé dans son entretien aurait pu souligner avec diplomatie cette différence tant elle semble la principale différence entre l’Europe et l’Amsud. « Dibu » Martinez, le goal argentin, lui avait répondu en l’invitant à venir jouer en Amérique du Sud afin de s’apercevoir de « la difficulté de jouer à 3000 mètres d’altitude, à La Paz, en Équateur sous 35°, ou en Colombie où on ne peut même pas respirer, ils jouent toujours sur des terrains parfaits, des billards. Il ne sait pas ce que c’est que l’Amérique du Sud. À chaque fois que l’on va jouer avec la sélection, on est épuisé et l’on ne peut pas beaucoup s’entraîner. Quand un Anglais va s’entraîner en Angleterre, il est sur place en trente minutes. Qu’il aille jouer en Colombie ou en Équateur et on verra si c’est facile. »
Mais la déclaration du jeune prodige de Bondy avançait aussi que le football n’était pas aussi avancé en Amérique du Sud ! Qu’est-ce à dire ? Comprendre que la nouvelle génération abreuvée de sports américains ne croient qu’en une seule chose : les statistiques. Dans le sport américain, les statistiques sont érigées en seul critère de jugement, or si un sport échappe aux statistiques, il s’agit du football. Comment un sport joué avec les pieds n’échapperait-il pas aux statistiques ? Et le football sud-américain infiniment plus que le football européen. Pour le Sud-américain, c’est l’âme qui compte. On voit le fossé ! En 1978, à la fin de la finale opposant l’Argentine et la Hollande, Ubaldo Fillol, le goal argentin, et Alberto Tarantini, un défenseur, tombent dans les bras l’un de l’autre, tout près d’eux, un supporter se tient penché, ses manches vides de tout bras enlacent virtuellement les deux joueurs. La photo signée Ricardo Alfieri fera la une de El Grafico et continue de rester dans le cœur des Argentins qui l’appellent : El abrazo del alma (l’embrassade de l’âme). Pour de multiples raisons, cette photo n’existerait pas en Europe. Probablement parce que l’eugénisme procède d’un nettoyage ethnique de tout ce que l’on trouve sale et différent, de tout ce qui nous parait manquer de perfection. En Amérique du Sud, le sale, le petit noiraud, le mal éduqué, le tricheur, trouve encore sa place dans la société… Que n’a-t-on entendu avant la finale notamment de la plume ou de la bouche de journalistes qui parlaient de l’Argentine comme de ces gens-là avec un mépris affiché ! Le monde aseptisé est dénué de mots trop forts pour caricaturer ces portenos. Un héros argentin, au panthéon de la mythologie argentine, Diego Maradona, a continué d’écrire cette histoire de revanche contre un monde sans poésie et robotisé en prenant la défense du pauvre contre le petit bourgeois en col blanc, il l’a écrite de l’Argentine à Naples, autre place forte d’un monde qui disparaît sous les coups de boutoir du mondialisme. « Les Napolitains sont aujourd’hui une grande tribu… qui a décidé de s’éteindre, rejetant le nouveau pouvoir, c’est-à-dire ce que nous appelons l’histoire ou la modernité… C’est un refus, issu du cœur de la collectivité (on connaît les suicides collectifs chez des troupeaux d’animaux) ; une négation fatale contre laquelle il n’y a rien à faire. Elle provoque une profonde mélancolie, comme toutes les tragédies qui s’accomplissent lentement ; et par ailleurs, une profonde consolation, parce que ce refus, cette négation de l’histoire sont justes, sont sacro-saints », écrivait Pier-Paolo Pasolini. Dans cette vie où la rue dicte sa loi, la poésie est omniprésente. Puisque la poésie relate la vie. La poésie finit juste quand la vie se transforme en « cauchemar climatisé ». Kylian Mbappé exprimait dans son entretien l’arrogance bon teint d’un Européen pensant que l’Amérique du Sud était le Tiers-Monde, que les installations ne se montraient pas à la hauteur de celles européennes, que les joueurs s’ils avaient des qualités techniques n’en avaient pas plus que les Européens, que les Européens les avaient rattrapés même… Il est étonnant de rencontrer souvent cette arrogance chez les jeunes issus de banlieues défavorisées (terme qui ferait éclater de rire un Argentin entre nous soit dit) françaises, cette arrogance aurait été totalement absente des joueurs de l’équipe de France de la fin des années 80. Peut-être que ces jeunes pensent, et on remarquera que c’est un sentiment commun à la génération Y ou Z, qu’ils se sont créés tout seuls. Une génération spontanée.
L’Amérique du Sud ne vit donc pas sur le même tempo. Là-bas, des émissions défilent aux heures de grandes écoutes pour discuter de tactique, de poésie encore, de dribbles, de ce but qui a résumé toute l’âme équatorienne ou brésilienne… Des joueurs y participent accompagnés d’intellectuels, philosophes, psychologues, prêtres parfois. Jorge Valdano, attaquant de l’équipe d’Argentine victorieuse en 1986, s’installa au Mexique pour la compétition avec une bibliothèque d’une centaine de livres à lire pendant la compétition. Luis César Menotti, entraîneur de l’équipe argentine en 1978, commençait ses conférences de presse en citant Borgès ou Ocampo… Imaginons un instant Didier Deschamps répondre à un journaliste en citant Chateaubriand ou Houellebecq pour étayer son propos ? En 1990, Diego Maradona affirma en arrivant avec la sélection argentine aux Etats-Unis, lieu de la coupe du monde cette année-là, que si la sélection gagnait la coupe, il ne la porterait pas au palais présidentiel (Carlos Menem était alors empêtré dans des affaires de corruption), mais irait la déposer aux pieds d’Ernesto Sabato (immense écrivain argentin alors souffrant). La culture irrigue la rue argentine autant que le football. L’autorité d’un grand écrivain y est révérée. Même si on ne l’a jamais lu, on connaît son importance. On l’admire en répétant une phrase ou une tournure. Et on parle de football des heures, l’Argentine se déchire, pays européen en Amérique du Sud, elle connaît les adeptes de Menotti qui aiment le jeu flamboyant et offensif, et les adeptes de Bilardo, plus méfiants, plus frileux, plus réalistes… Les sélectionneurs argentins bénéficient d’une immense réputation, ils entraînent souvent les sélections d’autres équipes nationales sud-américaines. Mais les particularités sud-américaines s’effacent progressivement puisque les cultures qui les soutiennent et les enracinent sont balayées par le mondialisme. Ainsi, elles se réveillent et se révèlent à la coupe du monde. Pour combien de temps encore ? Les joueurs sud américains viennent très jeunes jouer en Europe. On les déracine par conséquent. L’argent coule à flots en Europe. Les Sud américains croulent sous la pauvreté et sous les dettes contractées à ces mêmes pays européens, ils ne peuvent pas refuser les sommes offertes par l’Europe pour la moindre pépite talentueuse qui apparaît. On se souvient que Pelé ou Maradona avaient été nationalisés afin de ne pas quitter trop tôt le Brésil et l’Argentine. Ces jeunes joueurs qui arrivent quelquefois avant leurs vingt ans, déracinés, enlevés de leur famille alors qu’ils n’en ont pas encore constitué une, se retrouvent baignés dans un monde totalement différent de celui qu’ils ont appris à connaitre. Ce pillage en règle par l’Europe ressemble tant à un esclavage moderne qui a explosé avec l’arrêt Bosman (arrêt juridique de 1996 supprimant la limite du nombre de sportifs communautaires ou non communautaires ayant signé des accords d’association ou de coopération avec l’Union européenne dans une équipe ou une compétition officielle).
Que dire de l’Europe ? Longtemps, l’Allemagne et l’Italie ont dominé l’Europe. L’un représentait la force et la puissance, l’autre la technique et la malice. On aimait l’un ou l’autre, cela les réseaux sociaux ne l’ont pas inventé. On débattait sans fin, accoudé au comptoir. Cela non plus, les réseaux sociaux ne l’ont pas inventé. Ainsi, nous ne faisons que ramasser des idées anciennes que nous croyons mortes. L’Europe du Nord incarnait la puissance, la force libérée, l’efficacité, et l’Europe du Sud le talent, la virtuosité, la facilité. L’Europe du Sud c’était l’Italie et l’Europe du Nord, l’Allemagne, et l’Italie damait le pion à l’Allemagne. L’équilibre récent s’est fait par l’ajout de sélections latines. La France mélange audacieux a été la première à ébranler l’édifice. La France avait le talent et la force, tout n’était pas ajusté de manière parfaite, mais elle disposait du meilleur des deux mondes. Mais elle était friable. Le mental allemand et le mental italien, le goût de la victoire que l’on n’obtient qu’après avoir vaincu, restaient leur apanage et la France subissait, avec merveille, néanmoins elle subissait. L’acmé de cette lutte restera France-Allemagne en demi-finale de la coupe du monde 1982 à Séville, où la France jouant un football romantique et atteignant un paroxysme de créativité face à l’Allemagne ne lâchant rien et marquant le dernier pénalty par un ancien garçon boucher, Horst Rubesch. Le plat se révélait indigeste. La France pouvait avoir l’impression d’avoir mis la table, les guirlandes, réparée l’électricité, préparé un dîner somptueux, et à la fin une personne venait tirer un feu d’artifice avec trois pétards et remportait la mise. Une fois de plus les armes diffèrent. Puis la France remporta son premier titre grâce à un Platini digne d’un super héros, le championnat d’Europe 1984. Jamais un Français n’a joué à ce niveau dans une compétition internationale. Platini marqua neuf buts en sept matchs, mais cela relève des statistiques. Sa maitrise, son emprise sur son équipe, sa certitude de montrer à l’Europe qu’il était le meilleur joueur européen fut parfaite, indomptable et tempétueuse. Les grands champions ont un geste qui leur ressemble. La France aura marqué de son empreinte la compétition avec une façon, une manière, qui n’appartenait qu’à elle, qui n’était qu’à elle, qui ne pouvait venir que d’elle, parce qu’elle mélangeait la technique et la force, l’orgueil et l’humilité, le savoir-faire et l’innovation. Mais l’ère Platini allait s’éteindre et la France allait vivre dans l’ombre de l’Italie et de l’Allemagne renaissantes. Le football apprend à jouer avec ses forces et non pas celles de l’adversaire. La France romantique marquait la rencontre de Hidalgo et de Platini, deux hommes dont le nom dit tout de la France. L’équipe de France ne peut être qu’un conglomérat. En revanche, l’association des joueurs de cette équipe, spécialement en 1982, laisse le goût d’une alchimie extraordinaire, d’un mets hautement raffiné, et dont l’expression de la liberté était inconnue du monde. Après Platini, vint l’arrêt Bosman qui commença de tuer la formation puisqu’il suffisait d’acheter les joueurs. Les joueurs commençaient de ne plus appartenir au pays, d’être des sortes de franchise… car il fallait devenir américain jusqu’au bout, il fallait tout copier. En 1998, la France gagnait la coupe du monde pour la première fois ; une victoire bâtie sur le succès de 1984. Aimé Jacquet, un homme nourri au travail agricole, muni d’un CAP de métallurgiste, prit en charge l’équipe de France sous les lazzis des journalistes parisiens. Si Aimé Jacquet faisait le lien entre les deux générations étant né en 1941, il se tint éloigné de ce modèle de football romantique et créatif pour privilégier la solidité défensive. Il y a deux types d’entraîneurs : celui qui veut prendre un but de moins que l’adversaire et celui qui veut marquer un but de plus. À la décharge d’Aimé Jacquet, on pouvait affirmer que la mode du jeu romantique avait cessé. La coupe du monde 1982 marquait une sorte de sommet de ce jeu, trois équipes le pratiquaient : l’Argentine, le Brésil et la France, avec des sélections comprenant deux ou trois numéros 10 et insistant sur la créativité. Aucune de ces trois sélections n’atteindra la finale de la Coupe du Monde 82 qui verra l’Italie affronter et vaincre l’Allemagne. Ces deux équipes nationales ayant des assises défensives renforcées. La coupe du monde 86 au Mexique verra l’Argentine gagner en ayant abandonné son style flamboyant… Si l’équipe de France de 1974 à 1982 reposa sur le lien Hidalgo-Platini, l’équipe de France de 1996 à nos jours établit le lien Jacquet-Deschamps. Ayant la même philosophie et la même approche pragmatique du terrain, les deux hommes ont acquiescé à l’idée que le football devait d’abord reposer sur des hommes athlétiques et sur une solidité défensive. À l’époque de la domination allemande, Gary Lineker, joueur émérite anglais déclara : « Le football est un jeu qui se joue à onze contre onze, où ce sont les Allemands qui gagnent à la fin. » Avec Aimé Jacquet et, plus encore, Didier Deschamps, la phrase pouvait être reprise en changeant le nom de l’Allemagne par celui de la France.
En 1978, les joueurs argentins vinrent trouver leur entraîneur, Luis César Menotti, en s’avouant effrayés de jouer contre les joueurs allemands qu’ils venaient de croiser et à qui ils rendaient centimètres et kilos. « Comment peut-on gagner contre de tels athlètes, coach ? Ils sont magnifiques et surpuissants ! Nous n’avons aucune chance ! ». Menotti, fidèle à son style de sage, les regarda et leur répondit : « Ils sont plus grands que vous, ils sont plus forts que vous, ils sont plus puissants que vous, mais ils ne tiendraient pas quinze jours si on les plaçait dans vos conditions de vie. Ainsi, n’ayez pas peur d’eux, ils devraient être effrayés par vous. » Le football reste un sport dans lequel David peut vaincre Goliath. La fronde, l’astuce, la technique de David, voilà bien ce dont les Argentins bénéficient face à la force.
La coupe du monde au Qatar allait faire s’affronter l’Europe à l’Amérique du Sud, les veilles gloires étaient prêtes à en découdre avec les jeunes prétendants. La France balayait d’entrée le signe indien des vainqueurs précédents en sortant de sa poule, il est vrai très facile. Le Brésil de même. L’Argentine commençait de manière chaotique en perdant devant l’Arabie Saoudite. La première coupe du monde jouée en hiver battait son plein et réservait ses surprises. Peu d’équipes se distinguaient par le jeu, peu d’entre elles étaient téméraires, l’Équateur remportait la palme du jeu le plus chatoyant. Comme toujours depuis 1986, le second tour voyait la tension monter, car les matchs à élimination directe commençaient. Ce que l’on remarqua rapidement, c’est la ferveur des supporters sud-américains, le Brésil et l’Argentine jouaient à la maison. Plus de 50 000 spectateurs argentins sans compter tous les soutiens pour Messi, pour sa dernière coupe du monde. Chez les Argentins existent les deux Lionel : Messi et Scaloni, l’entraîneur, qui a bâti une équipe solide, homogène et, surtout, qui va être capable de voir les joueurs capables de se surpasser. La cohérence de ses choix d’hommes sera la clef du succès. Scaloni est enfant de José Pekerman, lui-même enfant de Menotti. La filiation, l’histoire, compte toujours autant pour les Argentins qui se pensent en peuple. Ce sentiment est constamment encouragé par les joueurs qui parlent de « la gente » (le peuple) comme de la chose la plus sacrée pour eux. La chanson de La Mosca, véritable hymne argentin : Muchachos, ahora vivemos a illusionar raconte l’histoire moderne de l’Argentine rassemblant sous un même chapeau : les victimes de la guerre des Malouines, Diego Maradona et ses parents, les malheurs de l’Argentine et sa capacité de résilience ! La fédération argentine après des décennies d’atermoiement avait décidé de se donner les moyens de bâtir, rien n’est moins simple dans le monde moderne. Scaloni, choix insensé à l’époque, joueur retraité depuis peu, qui a joué avec Messi la coupe du monde 2006, construit avec d’anciens joueurs de renom : Ayala, Aimar, Samuel, sous l’autorité de Menotti. Ici encore : l’enracinement ! Si la Mosca chante l’histoire moderne de l’Argentine, Scaloni et son groupe fondent leur savoir sur l’histoire du football argentin depuis quarante ans. En Argentine, le goût du beau dribble, de la belle passe, sur un rythme de tango, se réussit mieux si on est doué techniquement ! Technique et grinta ! Oui, rajoutons le mental et l’attitude, la fierté pour achever le portrait du football argentin. La grinta qui donne des frissons et peut inciter les joueurs à une agressivité trop importante quelquefois. Avant la finale, la première chose qui saute aux yeux est un sentiment de supériorité qui prolonge les déclarations de Mbappé. Kolo Muani déclare en conférence de presse : « J’ai joué contre Messi et ça n’a pas changé ma vie ! » Même si on le croit volontiers et que l’on peut être sûr que la réciproque est encore plus vraie, l’humilité voudrait que l’on parle autrement d’une légende vivante. Et la presse française continuait dans cette veine et montrait un mépris pour l’Argentine, se pensant très supérieur, l’affichant et se demandant comment cette équipe de « tâcherons » (en enlevant Messi tout de même) pourrait inquiéter nos bleus. Mais pour un Argentin, son équipe doit lui ressembler ! Et cette sélection lui ressemble ! Une sélection qui lutte pied à pied avec la France ou la Hollande, des puissances économiques sans égale. C’est l’éternelle Argentine ! Et la manière dont Scaloni et sa « scalonetta » (surnom donné à l’équipe nationale) ont commencé cette finale montra immédiatement qu’ils n’étaient en rien intimidés d’affronter les champions du monde. À ce qui s’apparentait à de l’arrogance, une manière de racisme par moments, un européocentrisme prononcé, les Argentins répondraient avec leur fierté, leur grinta et leur technique. Scaloni surclassa d’abord Deschamps dans la tactique ! Depuis trois matches, l’entraîneur argentin peaufinait son équipe qu’il avait dû improviser au fil de la compétition et surtout après la défaite contre l’Arabie Saoudite où certains joueurs s’étaient montrés hors de forme. On pouvait y voir l’inspiration d’un Pekerman, avec un milieu de terrain extraordinaire composé de Mac Allister, De Paul et Hernandez qui ont évolué comme trois numéros 5 (le numéro 5 sud américain : le libéro devant la défense qui met de l’ordre dans la maison et qui est presque un numéro 10 reculé jouant avec la même liberté qu’un numéro 10). Scaloni a construit un milieu à trois joueurs qui jouent tous les trois comme des numéros 5 jouant leur partition propre en couvrant une portion de terrain immense et en procédant par cercles centrifuges et centripètes, et simultanément comme un seul et même numéro 5 à trois membres qui pouvaient s’intervertir et rendre fous les opposants, les voyant un coup à gauche, un coup à droite. Le second but argentin est ainsi sublime avec Mac Allister prenant l’aile droite alors qu’il était à gauche et de Paul occupant le milieu français dans une zone où il s’aventura très peu. Avec aussi cette folie de continuer ses actions jusqu’au bout comme on l’apprend à la Masia de Barcelone et que Pekerman louait par exemple, porter le ballon tant que l’on peut le porter pour enfoncer et désorganiser l’équipe adverse. Avec un maestro comme Messi pour huiler toutes ces composantes, un Juan Alvarez audacieux et pressant sans cesse, cette équipe pouvait espérer de grandes choses. De la Hollande à la France, en trois matches, l’Argentine a construit ce milieu, l’a peaufiné, astiqué et a dominé tous ses opposants, même le milieu de terrain de la Croatie, loué pendant toute la compétition, a été englouti par le milieu argentin. Et ça n’a inquiété personne du côté de la France ? La finale connaîtra la dramaturgie que l’on sait maintenant, magnifique, très dur pour l’Argentine qui aurait pu finir le match en 90 minutes si elle avait poussé ses actions après avoir mené 2-0. Et la grinta argentine jouera un rôle essentiel quand, en prolongation, l’Argentine releva la tête et reprit son plan de jeu et recommença à dominer comme s’il ne s’était rien passé alors qu’elle avait traversé une tempête où sa survie tint à un fil, comme si la cruauté du match ne touchait pas cette équipe, comme si elle savait, à l’instar du destin argentin, qu’elle allait souffrir encore une fois pour voir la lumière, au bout du tunnel, aurait pu dire Ernesto Sabato. Lionel Messi qui a le record de matchs en coupe du Monde, est le premier joueur à marquer en phase de groupe, en huitième, en quarts, en demies et en finale ! Une consécration. Et l’intensité que Messi a mise dans cette coupe du monde aura été incroyable. C’est cette intensité que les Argentins ont reconnue. Messi l’introverti s’est révélé capitaine de cette équipe, et c’est en forgeant cette qualité, en devenant un autre Messi, plus extérieur, plus extraverti, que Messi est devenu Messi ! Le descendant de Maradona est devenu son égal. Quatre millions d’Argentins sont descendus dans la rue pour célébrer ses héros. Quatre millions de gente ! La terre a tremblé ! Le monde entier a soutenu l’Argentine ! Le monde entier s’est peint de bleu ciel et blanc. Le monde entier est devenu albiceleste. Voici comment l’Argentine démontra à Mbappé que le football sud-américain n’était pas mort !
En savoir plus sur Blogue d'Emmanuel L. Di Rossetti
Subscribe to get the latest posts sent to your email.