Le chercheur d’or

Un jour

Son seul désir, il l’accomplissait chaque jour sans effort. Il se levait et comptait en esprit le temps qu’il mettait à le faire. Il comptait le temps qu’il maîtrisait ainsi alors qu’il s’échappait. Il savait son âge, mais il s’obstinait à ne pas se laisser surprendre par ses effets. Il sollicitait son esprit et son corps pour les garder alertes, vigilants, et conscients du déclin qui leur livrait bataille. Il s’habillait avec prestance, et, dans un protocole minutieux, plongeaient et serraient ses deux poings dans ses poches, le gauche sur son mouchoir roulé en boule, celui que sa femme lui avait offert, et le droit sur une petite croix qui lui avait aussi été offerte, mais il ne savait plus par qui. Rasséréné par leur présence symbolique, il finissait de se préparer.

Il succombait à un autre rituel, celui de s’asseoir dans son fauteuil et de boire un bol de café en regardant par la fenêtre, devant lui, le paysage vallonné et les gorges qui fracturaient le lointain. Il donnait ainsi libre cours à son imagination et au livre de ses souvenirs. Il en appréciait le kaléidoscope d’images. Il affectionnait cette rivière d’images, un jour un ruisseau apaisé, l’autre une eau bouillonnante ; elle résumait sa vie, l’aiguisait plutôt, lui restituant l’extraordinaire bonheur qui scintillait dans chacun de ses fragments et lui imposant une motivation inestimable.

Dès que la source se tarissait, il se levait. Depuis longtemps, il se considérait au service du livre de sa vie. Quand et comment cela s’était-il passé ? Depuis la mort de sa femme. Avec une certaine agilité, il refermait le livre et n’essayait pas d’y retourner, même si son esprit l’y incitait. Il parvenait à se confondre, à s’enterrer, à s’oublier, à oublier qu’il oubliait. Il se moulait comme son café du matin. Au début, il crut se perdre. La perte de sa personnalité le hantait. Puis, il comprit. Il entendit la voix de sa femme qui lui susurrait ce qu’il savait au plus profond de lui, mais qu’il s’interdisait. Depuis, il se blottissait contre cette parole et se réglait à son souvenir.

Comme il refermait le livre de sa vie, il agissait de même avec la porte de sa cabane. Il s’approchait du mât qui se dressait devant sa porte et il levait ses couleurs. Un petit fanion avec une pépite qui éclosait d’une fleur. Il indiquait à son ami, Albert, que tout allait bien et qu’un nouveau matin commençait. Les deux hommes se fréquentaient depuis deux décennies. Le vieux dînait chez lui une fois par mois. Il rentrait en possession d’une bouteille d’élixir, car Albert produisait ses propres eaux-de-vie. Albert représentait la seule âme qui trouvait grâce aux yeux du vieux maintenant qu’il vivait seul. Il entretenait tellement de relations avec ses amis disparus qu’il n’entendait plus lier de nouvelles relations. Le matin et le soir, les deux amis agitaient leur fanion pour dire à l’autre qu’il vivait. Ils se saluaient intimement de loin. 

Le vieux empruntait ensuite le chemin derrière la maison, il prenait garde de ne pas glisser sur une pierre qui roule. Le sentier rigolait dans la terre sèche au milieu de la lande jusqu’à la rivière. Il se méfiait de tout. Il gonflait sa concentration comme s’il affrontait un adversaire plus fort que lui. Le chemin escarpé, le soleil ardent, et ses jambes plus molles, moins sûres, son équilibre instable… Son corps le quittait. Il s’avançait vers autre chose. Le vieux le savait, et il avait décidé de ne pas s’en faire, de laisser faire. Il n’allait pas s’époumoner contre son corps. Qui aurait crié sur qui ? Son corps triompherait sans coup férir. Le vieux le savait, il ne pouvait pas lutter, il n’essayait pas, son corps se faisait la belle, c’était inéluctable. Il l’acceptait.

Le vieux s’imposait chaque jour une étape, toujours la même. Le sentier s’arrêtait et marquait un coude à cet endroit, comme il disposait de doigts d’or, il avait construit une petite bicoque dans laquelle il entreposait ses affaires d’orpailleur : tuyaux, seau, pelle, batte, tamis, gants… « Le château de ses outils », comme il la surnommait. Il n’utilisait pas de détecteur de métaux, jamais ! Il se le refusait. Il n’en ressentait pas le besoin. L’arrivée de la technologie l’ennuyait. Il y voyait la source d’une volonté de puissance, une puissance qui échappait à l’homme, car on déléguait entièrement à la machine. L’orpailleur se méfiait de la volonté de puissance, il avait vu tant d’orpailleurs se réfugier dans la volonté de puissance pour s’excuser de leur âpreté au gain. On ne tenait pas dans ce métier quand seul le gain alimentait la passion. Le vieux se souvenait d’un hurluberlu qui s’improvisa orpailleur. Il débarqua avec du matériel dernier cri et s’installa sur l’autre rive, face aux vieux. Il tint un bon moment pour un débutant. Il dépérissait de jour en jour. Il utilisait son détecteur de métaux à tout va. Bref, il pensait que son matériel comblerait son manque d’ambition. Il rendit son tablier. Il se débarrassa de son matériel en le laissant dans un renfoncement de la roche. Le vieux s’interrogea sur cet acte. Avait-il l’intention de revenir plus tard reprendre son activité d’orpailleur ? N’importe qui pouvait s’emparer de ce matériel, le revendre… Le vieux ne comprenait pas qu’on porte si peu d’intérêts à du matériel de valeur et encore moins à sa passion. Le vieux détestait la versatilité et toute forme de superficialité et il ne visitait plus que rarement le monde ; « des fruits empoisonnés fermentent dans le monde qui courait à sa propre perte », aimait-il à penser.

Un Soir

Le vieux remonta jusque chez lui après avoir déposé ses armes dans son cabanon. Il descendit son fanion et il entra chez lui. Il saisit un peu de viande séchée et se servit un verre d’élixir et s’assit dans son fauteuil. Il commença à basculer doucement en mangeant la viande et en buvant doucement des goulées du nectar qui lui brûlait la gorge. Il regardait par la fenêtre le jour s’effacer avec la lenteur d’un nuage de brume dans la plaine. Il ouvrit son livre. Il voyait sa femme entrer dans la maison et venir l’embrasser sur le front en poussant sa mèche de cheveux en arrière. Il rêvait les yeux grands ouverts. Il y prenait un plaisir sans fin. Tous les soirs. Sans exception. Le programme changeait. Il ne le choisissait pas. Rien n’avait plus de valeur pour lui. Même pas cette pépite qu’il avait trouvée une décennie plus tôt et qui avait établi sa réputation. Une pépite de 22 carats, superbe. Tout le monde le respectait pour cette raison. Il disait : « La pépite t’appelle autant que tu l’appelles. »

Le vieux, qui était un peu moins vieux alors, accepta qu’une classe vienne voir son travail. Il avait perdu sa journée, mais il s’amusa d’être entouré d’enfants et de leur montrer comment manier le tamis. Leurs yeux se remplissaient d’étoiles, car l’idée de la richesse facile les enivrait. Il aimait leur présence jusqu’à ce moment, où l’appât du gain devint si fort qu’ils en devenaient insupportables. Ils passaient à côté de la recherche. Les instituteurs aussi s’en rendirent compte et la journée se termina. Le vieux rentra chez lui plus tôt ce jour-là, désabusé et anxieux. Il se dit que s’il avait eu un enfant, il lui aurait appris que la valeur de la recherche, de l’artisanat aurait-il pu dire, oui c’était cela, l’artisanat de son métier, cette expérience sans cesse défiée par le nouveau jour. C’était ce qui le maintenait en vie, et ça n’avait pas de prix… Il se coucha l’esprit perturbé par ces pensées négatives de ces jeunes passant à côté de l’essentiel, de leur vie, leur vraie vie, celle qu’ils ne connaîtraient peut-être jamais… Ça ne lui ressemblait pas. La tristesse ne réussissait pas à endiguer sa joie. Quand il pensait à sa femme, il regrettait de ne pas avoir eu d’enfants avec elle. C’était son seul regret. La nostalgie l’envahissait, mais la joie des moments passés ensemble la surpassait comme la vague qui ne se défile jamais et revient sur la roche comme si de rien n’était, comme une éternelle fois. Rien ne pouvait entamer le vieux en profondeur.

Aussi loin qu’il remontait dans sa mémoire, le vieux cherchait de l’or depuis son enfance. Tout à fait par hasard, près d’une rivière, alors qu’il était enfant, il trouva une pépite de la taille du blanc de l’ongle. Il se souvenait de ce moment, hypnotisé par ce petit éclat, subjugué par un reflet. Sans aucun outil, sans effort particulier, il trouva un trésor. Il tenait sa vocation. Il occupa beaucoup de postes autour de l’or après en être devenu un spécialiste reconnu. Sa vie tourna autour de sa passion. Et il ne rechignait jamais lorsqu’il passait près d’une rivière aurifère, de s’y arrêter. Sa femme lui disait : « On dirait que tu pries quand tu cherches de l’or. » Le vieux ne confondait pas. Il distinguait son activité et la prière. Et il ne les mélangeait pas. Mais il prenait pour un compliment la réflexion de sa femme, car cela dénotait d’une intensité, d’une intériorité et d’une sensibilité à nulle autre pareille.

Pourquoi continuait-il à fouiller les placers ? Parce qu’ils l’appelaient sans doute, mais parce que le vieux ne savait pas s’y refuser surtout. Il l’avouait facilement. Il ne fallait pas beaucoup le pousser. « Chacun rejoue sa vie jusqu’à la dernière seconde 1 » aimait-il à dire. Il se trouvait assez bon acteur.

Un jour nouveau

Chacun de ses gestes le rapprochait de sa femme. Depuis qu’il l’avait perdue, le vieux, conscient, ne se pressait pas. Il éliminait les tentations. Lorsqu’il découvrit la pépite qui assit sa renommée, le vieux tamisa la gloire qui menaçait de l’enivrer. Il mettait sa confiance dans l’avenir et l’avenir pour lui, se concrétisait dans les retrouvailles avec sa femme. Il n’avait pas beaucoup de religion, mais si l’espérance voulait dire quelque chose, elle animait chaque seconde de sa vie.

Le vieux plongea les deux mains dans ses poches pour commencer l’action. Il saisit sa pelle caractéristique avec son manche en triangle et se dirigea vers une grosse pierre noueuse, et puis son attention se tourna vers les racines un peu plus loin, qu’il lorgnait depuis un moment. Il bougea une pierre ancienne qui bouchait l’entrée des racines, « une petite mangrove », se dit-il en se souvenant d’un séjour en Caraïbes, lointain, mais prégnant. Il lança sa pelle, ramassé comme dans une posture martiale, et déposa le contenu dans le tamis posé sur le seau. Il reproduisit son mouvement plusieurs fois. Comme d’habitude, plus il le produisait, plus une vague de liberté l’enveloppait. Secrètement, il espérait toujours retrouver cet enthousiasme à creuser. Il secoua le tamis. Il se redressa. Il regarda l’effet de son travail et vit que l’endroit lui appartenait, la main de l’homme sur la nature, mais demain la nature reprendrait le lieu. La nature et l’homme se rendaient coup pour coup, et personne ne gagnerait, il en était sûr. Il relança sa pelle avec vigueur, il remua le tamis avec ardeur, il déposa le tapis d’orpaillage et répandit ce qu’il avait creusé. Il scrutait les dépôts dans les interstices. Il attendait avec patience. Il observait. Une ferveur l’étreignait aujourd’hui. Il avait « l’âme d’un débutant », pensa-t-il. Il y voyait une importance cruciale. Garder cette jeunesse de cœur. Il se redressa. Tout cela n’avait rien donné. Il pensa que son enthousiasme était feint. Il savait que c’était possible, que l’esprit pouvait se griser d’un rien et nous tromper. L’écume de ce que nous sommes s’ébruite dans les émotions.

Il se souvint d’un autre orpailleur qui vint dans cette rivière. Il attirait les curieux. Tout le monde savait qu’il vivait là et qu’il continuait de chercher de l’or à cet endroit, et dans la tête des gens, c’était simple, si le vieux qui avait trouvé tant de pépites cherchait de l’or à cet endroit, alors il existait de l’or à cet endroit. Les gens ne se souciaient pas de savoir si le vieux trouvait de l’or, sa seule réputation agissait pour lui, sans lui. D’ailleurs, il vivait toujours chichement… Mais ça, personne ne s’en inquiétait. Ce jeune orpailleur s’installa comme en terrain conquis. Très vite, le vieux remarqua son talent par ses gestes, sa manière qui ne naissait pas de l’expérience, mais du talent ; mais il lui était inconnu et seul le vieux en témoignait. Ce jeune, énamouré de lui-même, n’approfondissait rien. Il l’aurait bien éduqué, mais ce n’était pas son travail. Il s’interrogea longtemps pour savoir s’il agissait convenablement. Devait-il ou non lui dire qu’il avait du talent et le guider ? Malheureusement, il n’eut pas le temps de se décider. Le jeune trouva une magnifique pépite. Il se tint de l’autre côté de la rive et regardait le vieux. Ce dernier lui sourit. Il connaissait ce sentiment qui était plus qu’un sentiment, mais qui menaçait de basculer très vite dans la volonté de puissance. Le vieux le vit basculer, et il ne le revit plus jamais. La tristesse l’habitait, car ce jeune se trompait sur un seul point, il disposait d’un talent qu’il croyait sien, alors qu’il lui avait été donné. « Sans gratitude, il n’y avait rien à espérer de cette vie ». La gratitude représentait le sauf-conduit indispensable. Il mit du temps à se remettre de la perte de cette compagnie, il rêvait d’avoir parlé au jeune, de l’avoir prémuni contre la volonté de puissance, contre la vanité. Il se redressa, enfouit ses mains dans ses poches et enserra ses fétiches.

Le vieux décida que les racines n’offraient plus de saveurs. Il vira de bord et se trouva svelte dans son mouvement pour regagner l’autre rive. Il enjamba de grosses pierres qu’il ne reconnut pas et se promit de garder leur découverte pour un autre jour. Dès qu’il arriva de l’autre côté, une pointe au foie le transperça. Il n’y prêta qu’une attention secondaire comme il surfait encore sur l’euphorie de sa sveltesse retrouvée. Mais la douleur s’accentua. Elle lui livrait un combat qu’il n’avait pas vu venir et qui le surprenait. À tel point qu’elle se découvrit et le transperça de part en part alors qu’il croyait avoir terminé cette partie. Il s’en voulut d’avoir baissé la garde. Un instant avait suffi. Qu’était cet instant à l’aune de toute sa vie ? Il perdait la partie pour un quart de seconde d’inattention, de désinvolture… « une manière de volonté de puissance » pensa-t-il. Il tomba sur le sol comme ces pierres qu’il renvoyait dans l’eau. Il gisait inerte, cloisonné en son corps, sur le bord de la rivière sans aucun autre choix possible. Un peu d’eau léchait son visage. Inerte, il appréciait la vue nouvelle de la rivière si amicale et si tendre à son égard. Elle lui disait adieu. Le vieux eut encore le temps de remonter sa main vers sa poche pour tenir la dure boule que formait son mouchoir, son coude sous sa tête, il ouvrit une dernière fois le livre de sa vie. Il écoutait la rivière d’une manière inconnue. Il se dit qu’il y avait toujours à apprendre de cette vie. Il se dit qu’il ne baisserait pas son fanion ce soir et qu’Albert viendrait le relever. Il garda les yeux ouverts encore quelques secondes, le temps de voir sa femme s’avancer. Il referma le livre.

Un jour après

Albert transporta le vieux avec l’aide de ses deux fils. Ils se relayèrent tous les trois pour veiller le corps une journée et une nuit comme le voulait la tradition. Toujours avec leur aide et celle du croque-mort, il coucha le vieux dans le cercueil. Il passa sa main sur son visage. Il s’attarda sur son front. Avec autorité, Albert saisit dans la poche droite la petite croix, et dans la poche gauche, il sortit le mouchoir roulé en boule qu’il commença d’effeuiller. Après un moment, le mouchoir révéla une pépite splendide, altière et conquérante. Les deux fils et le croque-mort écarquillèrent les yeux devant ce spectacle auquel ils ne s’attendaient pas le moins du monde. Albert remit le mouchoir dans la poche, il déposa la croix et la pépite sur le cœur du vieil homme, et il croisa ses deux mains sur ses deux trésors. On ferma le cercueil. Albert contemplait le cercueil fermé comme s’il allait se rouvrir. 

  1. Hélie Denoix de Saint Marc. Les sentinelles du soir, éditions les arènes, 1999

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Un commentaire sur « Le chercheur d’or »

  1. Beau texte, une ambiance insolite, l arpailleur et sa pépite d or, le livre de sa vie , rejoint sa femme morte , la retrouve dans l au delà, avec sa croix dans sa main droite. Ce n est pas très gai.

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