« Qui est comme Dieu ? »(1), le livre du général de corps d’armée Pierre Gillet, inventorie de manière exhaustive les qualités d’un chef et dresse les vertus chrétiennes nécessaire au commandement. Ce qui pourrait passer pour un livre d’initié, un nouveau T.T.A(1), devient sous la plume délicate et virile de Pierre Gillet, ancien chef de corps du 2ème Régiment étranger d’infanterie, général commandant le corps de réaction rapide – France, une poésie de l’être, imprégnée de spiritualité, de passion, de persévérance et de dignité.
« Pourquoi un jeune français meurt-il en Afghanistan ? La France, le drapeau tricolore, non, foutaises ! Il meurt pour son copain, son sergent, son lieutenant, son colonel. Pourquoi ? Parce que, lorsqu’on tutoie la mort au quotidien, il se crée une alliance sacrée. Cela s’appelle tout simplement l’amour. » Le général de corps d’armée Antoine Lecerf déclarait l’intention du soldat en opération, et sa phrase intriguait, l’amour fonderait son action, en l’occurrence, l’amour seul, le seul amour aussi… L’amour nait d’une action, l’amour repose sur les oeuvres comme le rappelle Pierre Gillet, mais sur la connaissance aussi, la connaissance des âmes, nous y reviendrons, la connaissance de la pâte humaine, car il faut bien connaître pour aimer beaucoup. L’amour ouvre et fonde cet abécédaire et montre de quel chef veut nous parler le général Gillet, un chef comme les défaitistes diraient qu’il n’en existe plus parce qu’ils ne veulent pas voir la beauté et se complaisent dans une attitude désabusée. Le chef sait que son ordre pour être exécuté avec ferveur doit comporter une part d’amour. Le soldat qui n’aime pas devra apprendre à aimer. Il est difficile d’imaginer un très bon soldat rongé par le ressentiment, il mettrait la mission en danger. L’amour demande de s’exposer, de lâcher prise, de prendre un risque — il y a d’ailleurs une réciprocité dans l’action, le chef prend un risque en décidant, le subordonnée prend un risque en mettant tout en oeuvre pour la réalisation de cette décision. Tout pratiquant de sport de combat sait qu’il n’est jamais plus accessible que lorsqu’il attaque. Le centurion en ouvrant le côté du Christ ouvre son coeur prêt à recevoir le baptême. Ainsi il faut accomplir la mission pour en comprendre l’étendu. Le réconfort, s’il vient de la mission menée à bien, vient renforcer la confiance en son chef, en ses ordres. Devenir soldat consiste dès lors à transformer « l’amour du don en don de l’amour ».
Le mot vocation est absent de cet abécédaire, ce mot sous-tend pourtant tout le texte. Le général Gillet dépeint la vocation, l’accomplissement de la vocation, « la densification de l’être » comme le beau livre éponyme(3) des frères Vénard. La seule vraie obligation du soldat : se densifier, par l’exercice toujours renouvelé, par l’abnégation, le goût de l’effort, par la sueur encore, par l’élévation de l’âme, par l’amour, toujours l’amour !, du travail bien fait… Il existe quelques métiers demandant et permettant cette densification : prêtre, poète et soldat, des « métiers » qui se définissent par la vocation et se confondent avec elle. L’appel à se densifier pour se montrer digne de « son copain, de son sergent, de son lieutenant, de son colonel », de tout ce qui compte et a du prix pour l’être qui souhaite défendre et honorer son pays jusqu’à donner sa vie. La densification s’ancre dans la relation. L’homme copie. Il a besoin de modèle. Son adhésion doit reposer sur l’amour et sur l’admiration. Le modèle doit donc être exemplaire. Qu’est-ce qui permet cette densification, y a-t-il là une sorte de magie, d’ésotérisme, auxquels il faudrait adhérer pour atteindre cet état ?
Le chapitre Autorité et adhésion, chapitre-clef pour la compréhension du livre qui suit le chapitre Amour comme son ombre, donne la réponse et élève le lecteur. L’autorité, le mot a été tant décrié qu’on évite de l’employer, même des gens convaincus de son utilité préfèrent user de subterfuges pour en parler. Pourtant l’autorité représente la pierre d’angle sur laquelle se construit tout commandement, et donc d’abord le commandement de soi. Parce qu’il est illusoire de penser qu’un chef en proie à de multiples démons pourra commander sereinement. L’autorité s’avère l’alpha et l’omega de la vie bien tenue. Sans autorité, pas de densification. Sans autorité, pas de vocation. Sans autorité, des idées éparses qui se chevauchent et créent une confusion infinie. Sans autorité, Créon existe et devient légitime. Un historien viendra dans l’avenir et analysera comment notre monde occidental a peu à peu ôté tout sens à l’autorité pour s’essayer à une « autorité horizontale » que personne ne lui enviera jamais tant il s’agit d’une farce. Pour devenir ce que l’on est comme disait Pindare, il faut s’aider beaucoup, et avoir un peu d’aide des structures en place : la famille, l’école, l’armée, l’état… Quand la plupart de ces structures ont aussi abrogé l’autorité, l’affrontement latent gronde et s’avance, chacun va peu à peu s’en prendre à son voisin, car il faut trouver un fautif selon le principe éprouvé du bouc-émissaire. L’autorité est ce qui retient, ce qui empêche. L’autorité forme un corset, une limite suivit à la lettre car qui ne souhaite obéir à celui qu’il aime ? Sans l’autorité, plus rien ne retient. Tout est permis. À une époque où la transmission périclite, il est bon de rappeler que l’armée créait du lien, apprenait à respecter ce lien, et densifiait les hommes qui se donnaient pour entretenir ce lien. Bien sûr elle le faisait grâce à la conscription, et on pourra arguer que ce n’était pas là son métier, parce que la guerre se livre avec des professionnels. N’empêche. Le jeune français apprenait souvent l’autorité lorsqu’il était appelé sous les drapeaux, même s’il est difficile d’apprendre l’autorité, il s’avère essentiel de ne pas la confondre avec le pouvoir… L’autorité relève d’un grand mystère, le général Gillet cite Hannah Arendt qui dans son livre, « La Crise de la culture » écrit : « S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. » La philosophe allemande ramassait en une phrase toute la philosophie d’Antigone ! L’autorité n’est pas le pouvoir. L’autoritarisme, souvent confondu avec l’originale, est un pouvoir, il n’a plus rien à voir avec l’autorité même s’il se fonde et croît sur sa racine. L’autorité permet la vocation, car elle lui offre une structure de pensée. Toujours vouloir penser plus haut que soi, toujours chercher la solution qui élève pour réaliser le meilleur de soi. Le général Gillet rappelle combien l’histoire illustre ce plus haut, cette recherche de hauteurs, d’altitude, pour admirer et ne pas se complaire, pour avoir de la force aussi, une force qui vient des anciens. More Majorum. Se montrer digne et exemplaire. Chercher l’altitude demande beaucoup d’humilité.
Le principe de réalité gouverne le chef parce que de sa compréhension dépend la mission. S’il venait à faillir sur ce point, à s’égarer dans sa tour d’ivoire, à ne plus se préoccuper de ses subordonnés, à agir différemment de ce qu’il préconise, à utiliser des mots vidés de leurs sens, c’est qu’il aurait oublié l’autorité, sinon elle le ramènerait à son devoir, elle serait la gaine qui soumet au principe de réalité, qui dicte la conduite et lui donne la route à suivre à tout moment. Comme un regard capable de se modifier à volonté en passant de micro à macro et vice versa. L’altitude à atteindre, l’autorité, le macro ; le principe de réalité, la vie quotidienne, le casernement, le micro… Le général de corps d’armée Pierre Gillet aime à rappeler qu’un chef de corps qui resterait dans son bureau et qu’on ne verrait que le matin lorsqu’il arrive au régiment conduit par son chauffeur, ou lors de rassemblements officiels, c’est-à-dire toujours de loin, comme une sorte de mirage, manquerait certainement quelque chose. Le contact, l’intimité d’un regard, ce fameux lien qui demande entretien, humilité et connaissance. L’autorité et la hiérarchie structurent la vie du soldat. L’autorité n’a besoin que d’une chose, de l’adhésion. Ceux qui nous gouvernent et qui ont encore le rêve fou d’avoir l’adhésion du peuple devraient se pencher sur ce livre, car il leur enseignerait la puissance de l’adhésion et comment la créer, et la première règle mise en avant reste l’exemplarité.
L’abécédaire du général Gillet s’assemble comme un puzzle. Je peux dire, témoin privilégié(4), que Pierre Gillet avait déjà composé une grande partie du puzzle à 20 ans lorsque jeune lieutenant, il arriva dans la fosse aux légionnaires. Il est si fréquent de nos jours de voir de jeunes adultes infantiles, si loin de leur vocation et se complaisant dans le divertissement d’eux-mêmes. Pierre Gillet a su très tôt où il voulait aller et les moyens qu’il emploierait pour se faire. Déjà, il densifiait sa personne. Déjà, son expérience de cette densification se voyait. Il est facile de croire qu’une école militaire forme à cela, mais elle forme plutôt à tendre vers cela, ce qui est différent car il faudra passer la théorie à la meule de la pratique. Pierre Gillet observait les autres et ne cessait de scruter les ressources qu’ils employaient et l’action qu’ils menaient. Pierre Gillet disposait d’une connaissance certaine des âmes, qu’à l’armée on résume d’une expression, « la pâte humaine ». Il répondait déjà à une autorité qui le structurait et lui permettait d’avoir ce regard macro et micro, d’être près de ses légionnaires au sein de sa section de la Compagnie d’éclairage et d’appuie, et de les mener en opérations dans le désert d’Irak ou en Afrique. Être lieutenant dans un régiment d’élite inaugure une vie d’officier. Être lieutenant circonscrit d’une certaine façon ce que tel officier sera tout au long de sa carrière. Le jeune officier n’a pas encore eu le vice de cacher les faiblesses de sa cuirasse à défaut de les corriger, et il pense que jouer de ses qualités suffira. L’arrogance guette tapie dans le manteau de la facilité. On peut voir le chef que sera le lieutenant et on peut voir le lieutenant qu’a été un colonel. Lieutenant est un grade référent à un âge référent, ce dernier commande sur un fil et tous ses mouvements se trouvent analysés par ses supérieurs et par ses subalternes. Cet exercice périlleux établit aussi un immense sentiment de liberté qui convient si bien à cet âge ; le lieutenant sait qu’il dispose d’une arme pour la dernière fois de sa carrière : l’insouciance. Le lieutenant cherche encore cette coincidence de soi à soi évoquée par l’historien François Hartog(5), coincidence de la théorie dont il est nimbé sortant de l’école et de la pratique du commandement avec des soldats roués à qui on ne la fait pas. Pierre Gillet, lieutenant, avait déjà tracé une démarcation précise entre l’état de puissance et la volonté de puissance. Il ne recherchait pas l’affirmation, mais la compréhension de soi. La clef de cette fameuse coïncidence.
Il y a un devoir à pratiquer cette recherche de soi chez celui qui souhaite s’améliorer, donner plus d’épaisseur, densifier, édulcorer les tendances contraire à la vocation, raboter, mortifier pour être précis… La recherche de soi n’est pas une fin en soi, parce qu’elle peut vite devenir un exercice égotique et narcissique. Le général Pierre Gillet décrypte à merveille les différentes attitudes adoptées comme autant de poses pour masquer les tâches sur une âme plutôt que pour la nettoyer ! Deviens ce que tu es. Il y a potentiellement autant de mauvais chefs que de mauvais exécutants. L’auteur insiste ici sur la vie intérieure, rien d’étonnant pour un lecteur des “Entretiens sur la vie intérieure” de Dom Romain Banquet. La vie intérieure secourt le chef qui s’y abandonne. Mais la vie intérieure se trouve aussi chez un soldat qui disposerait déjà d’un trésor intérieur, d’une existence qui l’a densifié, qui lui a donné de gré ou de force une épaisseur utile pour mener à bien sa mission. Autant dire que la Légion étrangère fourmille de personnalités étonnantes ayant tant vécu que chaque jour qui passe s’offre comme un nouveau bonus. L’armée dispose d’un bien grâce à cette autorité auquelle elle obéit qui structure chacun dans un corps où il pourra exprimer son être. Rien d’idyllique ici, juste une connaissance des âmes la volonté de leur donner les éléments de réussite dans leur expression. « L’attention aux subordonnés ne contredit pas l’idée que les intérêts particuliers doivent s’effacer devant le bien commun. » résume Antoine de Saint-Exupéry dans Citadelle.
Pour le lecteur dont l’expérience avec l’armée a consisté à faire son service militaire contraint et forcé comme pour celui plus jeune qui ne portera probablement jamais l’uniforme, il est important de comprendre combien le commandement technocratique et le commandement militaire diffèrent. L’importance s’avère primordiale, car le seul commandement que connaissent nos contemporains est bien souvent celui de l’état, le technocratique donc. Le pouvoir militaire a toujours conscience de ses limites. « Plus l’image que le chef se forgera de l’avenir sera précise et réaliste, plus elle a de chances de devenir. » Dans cette citation d’André Maurois, il y a le chemin à suivre pour comprendre ce qui permet la densification qui commence par un enracinement. L’armée jugule l’excès car il nuit à l’enracinement. Un soldat connaît sa mission à la caserne comme en opérations. Il en est de même pour son chef. Seul l’enracinement permet cette connaissance intime et personnelle de la mission. Cette pratique n’a jamais eu de cesse dans l’armée. Il peut arriver que cet enracinement ait été mal pratiqué, mal appliqué, mal transmis, mais il perdure car l’armée repose sur son application. La faiblesse, les tentations des hommes n’y peuvent rien changer.
Dans l’imaginaire de tout à chacun, l’armée représente la force, il y a trois références à la lettre F dans le livre du général Pierre Gillet : fidélité, foi, forces morales… Rien concernant la force. Erreur ? Oubli ? Pourquoi parler de la force ? Le soldat s’entraîne sans cesse pour acquérir confiance en lui et réflexes qui lui permettront de se sortir de la plupart des situations difficiles. La force n’est pas une finalité. Connaître ses verrous, chercher ce que l’on se cache à soi-même, rechercher la liberté en toutes choses, voilà le devoir du soldat et du chef, car on aura bien compris que leurs intérêts communs les obligent à épouser ensemble nombre de vertus. L’auteur écrit ainsi : « Sans l’exprimer toujours, beaucoup de chef militaire croient en quelque chose de plus haut et de plus fort que la simple respectabilité des personnes qui leur sont confiées. Ils sont témoins de la générosité sans prix et du dépassement de soi, au mépris parfois de sa propre vie. Ils savent qu’il y a quelque chose de plus que la simple existence matérielle et la satisfaction des besoins fondamentaux, qui poussent leurs soldats à se dépasser, à rester fidèle à leur engagement jusqu’au bout. De ce fait, ils cultivent une haute opinion de la dignité humaine. En ayant vu les manifestations concrètes de la grandeur humaine, ils accueillent l’idée que l’homme est orienté vers « une réalisation véritable de son être, c’est-à-dire vers le bien. » Le chef, s’il est un bon chef, permet cette transfiguration en amenant son subordonné à accepter la proposition, l’orientation, en corrigeant le mauvais choix, en se montrant patient, et en refusant les facilités et les injustices qui blessent la confiance. Si les hommes sous un tel commandement y croient, ces hommes-là toucheront le ciel des mains. « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturel à l’existence d’une collectivité qui conserve vivant certains trésors du passé et certain pressentiment d’avenir. » Serait-il possible de comprendre ce qui manque à notre époque pour mieux vivre ? Pourrait-elle puiser dans la façon militaire partie de son ADN pour le comprendre ? Le général Pierre Gillet donne une réponse élémentaire et magistrale dans son chapitre sur la Liberté : « Admettre surtout que cette quête de la vérité peut aboutir. Notre monde privilégie les perceptions personnelles, le ressenti, le doute plutôt que l’esprit critique, l’autonomie de la pensée et de l’action plutôt qu’une réflexion poussée sur la liberté et sur l’obéissance. »
« Il n’est de merveille que d’homme » dit le chœur d’Antigone. La merveille, c’est la liberté que l’homme a reçue et que son créateur ne lui a pas ôtée malgré ses insuffisances et ses infidélités. Il l’a seulement corsetée avec la mort. Le général Pierre Gillet n’a eu de cesse de découvrir cette merveille tout au long de ses trente ans de carrière, ces éclats de merveille, dans l’âme des soldats et de porter ces derniers à nettoyer ce qui pouvait l’être afin qu’eux aussi voient cette merveille sous leurs yeux. Toute personne voulant commander, ne serait-ce que commander sa vie, là où tout commandement commence, se doit de lire ce livre. Si le lecteur de ce livre y voit un point commun avec son quotidien et le moyen de le mieux maîtriser, Pierre Gillet y aura contribué. Car à la question de savoir qui est comme Dieu ? La réponse survient, évidente : ceux qui se doivent de l’imiter.
1- Qui est comme Dieu ?, essai sur les vertus chrétiennes au service du commandement. Pierre Gillet. Éditions Sainte-Madeleine (https://boutique.barroux.org/philosophie-essais/3175-qui-est-comme-dieu-9782372880275.html)
2- TTA, Texte toutes armes, ensemble de textes de règlements généraux de l’armée de terre française.
3- La densification de l’Être, se préparer aux situations difficiles. Christian et Guillaume Vénard et Gérard Chaput. Éditions Pippa.
4- J’ai eu la chance de côtoyer le lieutenant Pierre Gillet lorsque je servais comme lieutenant au 2ème Régiment étranger d’infanterie, il était le président des lieutenants. Nous nous y sommes liés d’amitié, elle ne s’est jamais démentie.
5- Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne. François Hartog. Éditions Gallimard.
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