Newman et Socrate

Les liens entre la philosophie grecque antique et le christianisme sont nombreux. Le plus fameux des préceptes grecs : Gnothi Seauton, « Connais-toi toi-même », inscrit à Delphes garde un certain mystère. Un autre bout de phrase nous est resté : « Mais pas trop »… Connais-toi toi-même… Mais pas trop ! Platon amène Socrate à réfléchir à la formule delphique dans le Philèbe :

SOCRATE — C’est en somme une espèce de vice qui tire son nom d’une habitude particulière, et cette partie du vice en général est une disposition contraire à celle que recommande l’inscription de Delphes.

PROTARQUE — C’est du précepte : connais-toi toi-même, que tu parles, Socrate ?
SOCRATE — Oui, et le contraire de ce précepte, dans le langage de l’inscription, serait de ne pas se connaître du tout.
« Connais-toi toi-même » afin de t’améliorer, de gommer en toi ce qui gêne à ton épanouissement. Ne pas se connaître est déjà une faute pour Socrate. « Mais pas trop », car l’homme se croit si facilement beaucoup plus qu’il n’est, fils d’Adam, l’homme est le jouet de sa présomption. « Mais pas trop » afin de ne pas te prendre pour un dieu.
Il s’agit de l’un des fondements de la culture grecque, l’idée de se connaître, l’idée de sagesse, d’avancée dans la sagesse, mais le sentiment aussi qu’à trop creuser les surprises peuvent surgir, et pas forcément de bonnes. Les Grecs étaient très conscients des faiblesses de l’homme, de ses insuffisances. Les Grecs sont même, avec les chrétiens, ceux qui ont le plus mis en avant la possibilité de faiblesse de l’homme, c’est aussi ce qui nous les rend si proche. La faiblesse de l’homme s’exprime dans leurs évangiles, les tragédies. Pitié et terreur en sont les deux piliers. Connais-toi toi-même… mais pas trop.

Si loin si proche. L’idée de sainteté, l’idée que nous sommes tous voués à la sainteté (notre libre-arbitre pouvant en être le seul frein) est l’une des caractéristiques du chrétien. L’avancée dans la sagesse grecque prend une nouvelle dimension dans le choix de la voie vers la sainteté. Mais là où les Grecs déclarent emprunter la voie de la sagesse pour se connaître, les chrétiens décident d’embrasser la vocation de la sainteté pour ressembler à Dieu. Dans les deux cas, une profonde réflexion, un travail de tous les instants, une vaillance dans l’effort permettent d’atteindre un début de résultat. C’est dans les deux cas, la connaissance qui permet de s’élever. La connaissance de soi qui suit le travail sur soi. Et si la voie de la sainteté s’adresse à tous les chrétiens, la voie du travail sur soi devrait tout autant s’inscrire dans notre projet de vie. D’ailleurs, la voie de la sainteté ne peut exister sans ce travail sur soi.
Le bienheureux cardinal Newman écrivait ainsi :
« Aussi étrange que cela puisse paraître, des foules de gens qui se disent chrétiens traversent l’existence sans faire aucun effort pour parvenir à une connaissance exacte d’eux-mêmes. […] Quand je dis étrange, je ne veux pas dire par là que se connaître soit facile : il est très difficile de se connaître, même partiellement, et donc l’ignorance de soi n’est pas chose étrange. Mais là où c’est étrange, c’est que les hommes fassent profession de recevoir les grands dogmes chrétiens et d’agir en conformité avec eux, tout en restant à ce point dans l’ignorance d’eux-mêmes, compte tenu du fait que la connaissance de soi est la condition nécessaire à leur compréhension. […] Or, je le répète, si nous n’avons pas une juste idée de notre coeur et du péché, nous ne pourrons nous faire une idée exacte de ce qu’il faut entendre par maître de morale, sauveur ou sanctificateur : autrement dit, nous utiliserons dans notre profession de foi des termes auxquels nous n’attachons aucune signification précise. Ainsi donc la connaissance de soi est à la racine de toute véritable connaissance religieuse. […] C’est d’abord et avant tout à notre coeur que Dieu parle. La connaissance de soi est la clé des préceptes et des doctrines de l’Écriture. Ce que peut faire toute prédication extérieure de la religion, c’est tout au plus de nous surprendre et de nous faire tourner le regard vers notre coeur pour le sonder. Et c’est alors, une fois que nous aurons éprouvé ce que c’est que lire en nous-mêmes, que nous profiterons des doctrines de l’Église et de la Bible. »
Je me souviens d’un très beau et bon sermon de l’abbé A. J., prêtre remplaçant lors d’une sainte messe dominicale à la chapelle Notre Dame du Lys. L’évangile relatait les noces de Cana. L’abbé édifia son sermon sur la première phrase de l’évangile : Jésus et sa mère étaient invités à des noces. Et il construisit son discours sur l’invitation que nous faisons au Christ, quand nous acceptons qu’Il soit à nos côtés, quand nous faisons comme s’Il n’était pas là, quand nous Lui claquons ouvertement la porte au nez. L’abbé soulignait que dans notre vie courante, dans nos habitudes, nous nous interdisons à la miséricorde en refusant d’inviter Jésus à nos côtés. Parce que trop de temps de notre vie est fondé sur l’habitude, habitude qui bien souvent se fonde sur un manque d’humilité. C’est l’humilité qui pousse l’artisan à toujours remettre le métier sur l’établi. C’est l’humilité qui pousse à nous connaître. En nous connaissant, en connaissant notre façon d’agir ou de réagir face aux événements, en connaissant les faiblesses qui généralement nous font succomber, c’est en nous connaissant que nous pouvons laisser le Christ être présent à nos côtés, et atteindre la véritable connaissance religieuse.

NB. On relira avec intérêt l’homélie de Benoit XVI pour la béatification du cardinal Newman le 19 septembre 2010.


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