« Steve Jobs 1955-2011 », pouvait-on lire sur le site d’Apple le 5 octobre 2011. Jusqu’à la fin, cette signature unique, minimaliste, élégante et efficace. Sa signature. Le bruit créé par la mort de ce chef d’entreprise américain a pris le monde de court. Un peu, et la comparaison a été faite, comme pour lady Diana il y a quelques années. Pourtant la comparaison s’arrête là, lady Diana avait fini par incarner un visage d’opprimé face à une nomenclature ; vrai ou faux, ce portrait se complaisait de plus dans un rêve de princesse brisée au pouvoir évocateur mais sans prise réelle avec la réalité. La mort de Steve Jobs ne relève en rien d’un destin d’opprimé. La mort de Steve Jobs relève essentiellement de l’intimité et donc de la pudeur. La mort de Steve Jobs a résonné d’un bruit planétaire. La vie de Steve Jobs est une ode à l’intimité.
À quoi pensait Steve Jobs les derniers jours précédant sa mort ? Nul doute que son esprit superposait des images de son enfance à d’autres images de son enfance. Quand le temps est donné de mourir, les pensées vont et viennent comme des vagues sur la plage. Avec le même son, la même intensité, la même maitrise, le même savoir-faire. Avec la même intimité aussi tant le son des vagues n’est le même pour personne. Quelles pensées de son enfance pouvaient habiter Steve Jobs ? Fin août, lorsqu’il démissionna de son poste de Directeur Général d’Apple, toute personne suivant l’actualité d’Apple et même, pourrait-on dire, de l’informatique grand publique a deviné que les choses allaient mal. Plus mal. Car depuis 2004 et l’annonce de son cancer, son état de santé même annoncé comme en rémission à plusieurs reprises ne montrait pas de signes de redressement. Les souvenirs de l’enfance sont sans fin et sans ordre, disait Chateaubriand. Steve Jobs, dans sa maison, entourée des siens, pense-t-il au moment où sa mère biologique l’a « offert » à des parents adoptifs ? Ou bien imagine-t-il le visage de ses premiers parents adoptifs ? De ces premiers parents adoptifs furtifs qui refusèrent le bébé car ils avaient changé d’avis entre temps et voulaient à présent une fille. Steve Jobs faillit être un fils d’avocat, avec peut-être une vie différente de celle qu’il a vécue. Ou alors Steve Jobs essaie de ressentir la joie dont sa mère s’est laissée envahir quand un petit matin, elle reçut cet appel téléphonique l’informant qu’un petit garçon était disponible et qu’elle pouvait l’avoir si elle le voulait. Peut-être Steve Jobs refait-il les chemins de son enfance, ceux où l’on apprend si souvent à ses dépens, ceux où la vie est une contrainte dont on souhaiterait s’ôter le fardeau. Que raconte l’enfance sinon l’échec ? Ou encore : que raconte l’enfance sinon la joie ? Que de contraires qui s’affrontent. Que de contraires qui s’annihilent. L’enfance est yin et yang. L’enfance est une voie où les extrêmes s’épousent chaque seconde. Dans sa maison de Palo Alto, en Californie, Steve Jobs repose sur son lit de mort. Il sent qu’il n’a plus la force d’en sortir. Beaucoup de vie s’est enfuie de son corps qui ressemble à un matelas finement percé. Les gens qui ont le temps de mourir sont bénis des dieux. La souffrance est là, bien sûr. Mais, dans le fond, la souffrance n’est rien. Ou plutôt la souffrance est la preuve irréfutable de la vie encore présente. Que fera-t-on quand il n’y aura plus la souffrance ? Steve Jobs, comme toute personne qui va mourir et qui sait cette fin imminente, supplie la souffrance de s’installer et de perdurer. Et pour quoi continuer encore à vivre ? Pourquoi lutter ? Depuis de longs mois, il sait que c’est fini. Depuis 2004, et l’annonce de son cancer, il voit cette guillotine qu’il n’a jamais imaginé auparavant et qui est pourtant si réelle, juste au-dessus de lui, juste au-dessus de sa nuque, prête à tomber, prête à finir ce grand mouvement, cette exaltation, cette folie, cette joie, cette réinvention perpétuelle, cette perfection : la vie. La vie est perfection, la vie est unique donc la vie est authentique. Steve Jobs sait qu’il n’a pas totalement percé le mystère de la vie. Il sait que le temps qui passe ne lui donne pas plus de solutions. Il sait qu’il n’aime qu’une chose, c’est cette quête, cette recherche, cette voie. Il se passerait de toutes les solutions, de toutes les réponses, pour arpenter encore cette voie, cette voie sans fin qui s’amplifie toujours sans jamais se révéler. Sur son lit de mort, dans sa maison de Palo Alto, à côté de San Francisco, non loin d’Apple, Steve Jobs pense à sa vie et se dit qu’il aurait aimé vivre encore, car il a tellement aimé vivre sa vie (1). Il pense que cette vie a été la sienne et que l’intimité qu’il a tissée avec sa vie est son joyau.
Le nom de Steve Jobs est-il complet quand on a dit comment il est mort ? Bien sûr que non, la mort est un instantané qui peut éclairer une vie, l’absoudre, lui donner un sens, mais la mort n’est pas tout. Ne penser qu’en fonction de la mort reviendrait à imiter ces gens si nombreux de nos jours qui ne voit de la vie que le vivant. Vivre toujours n’est pas la vie. Vivre toujours est un délire de scientistes. La vie de Steve Jobs est un ruisseau métamorphosé en fleuve. Métis (2), abandonné, refusé, rejeté, exposé comme enfant impur et accidentel, la vie de Steve Jobs a commencé comme un cauchemar éveillé. Et très vite la première contrainte : ses parents finaux, ceux qui acceptent finalement de l’accueillir se verront poser en condition que ce garçon aille à l’Université. Bonne conscience de la mère étudiante qui veut un avenir pour l’enfant qu’elle n’assume pas. On voit le ruisseau. Un filet d’eau. Un ruisselet. La vie de Steve Jobs devient celle de nombreux enfants de la « middle class » américaine. Nous sommes dans les années 70, l’Amérique découvre les beatniks, la guerre du Vietnam, le LSD, des artefacts de vie. Comme personne n’a renseigné Steve Jobs sur la vie, comme personne ne peut le renseigner, comme il a fait ses premiers pas dans la vie, nu, sans même des parents pour l’habiller, sans même l’affection ou l’amour que les animaux savent montrer pour leurs petits, alors Steve Jobs va se construire. Il va se construire seul. Un enfant abandonné est un surhomme. Steve Jobs va devenir une éponge de la vie. La vie n’en voulait pas, il va risquer le trop-plein de vie. Personne ne meurt d’un trop-plein vie. Steve Jobs a eu très tôt, devant l’abandon et les refus, la défense des enfants maltraités. Boris Cyrulnik a étudié ces phénomènes sous le nom de résilience. Lorsqu’on les a nommés, on n’en a pas dit forcément l’importance ou toute la signification. Steve Jobs commence à entrer dans cette vie infiniment plus large et plus profonde que la vie exogène : la vie intérieure. « Larger than life » aiment à dire les Américains. L’expression est juste. Steve Jobs a été violenté, il va reconstruire son intimité. L’intimité, le rapport à soi. Le rapport à l’en-soi. C’est sur ce lien indéfectible que Steve Jobs va bâtir sa vie. Il y a là une explication du phénomène de résilience. Un homme sans père cherche son père inconnu toute sa vie. Un homme sans amour cherche l’amour sans le reconnaitre. Steve Jobs est lui animé par cet esprit de vie. Il alterne résilience et rémanence. C’est souvent le fait d’une intelligence raffinée. Il sait que son intimité le protège, et il sait aussi qu’elle est sa force. Steve Jobs attiré par l’Orient et les repas chauds des temples Hare Krishna va découvrir un endroit qui sera le creuset du Steve Jobs que tout le monde a connu : le temple zen Tassajara (Tassajara Zen Mountain Center). Surplombant Carmel, dans un décor idyllique, Steve Jobs va rencontrer un homme qui va changer sa vie : Kobun Chino Otogawa. Dans ce temple zen, parfaite construction artisanale, Steve Jobs, en position du lotus ou en seiza dachi, va s’imprégner des lieux et rapprocher l’Orient de l’Occident. Des heures durant, il déconstruit et reconstruit son intimité. Les grands mystiques le savent : de la déconstruction nait une forme de grâce. La recherche permanente d’approfondissement occasionne la grâce. À Tassajara, Steve Jobs découvre l’artisanat, l’éthique, le dialogue intérieur, l’esthétique zen, une figure de père, une nouvelle intimité. Qui dit mieux ? Pour un sujet en résilience comme Steve Jobs, c’est le creuset de ce qu’il va devenir. L’événement qui change la direction de sa vie.
D’une enfance violée, on fait un enfant avec la sensation d’être unique. Bien sûr que chaque vie est unique. Mais il y a une différence entre l’affirmer de manière générale et le vivre. Il ne s’agit pas ici d’égo. Il est difficile de dire si la conscience métisse de Steve Jobs a joué un rôle dans sa vie. Les États-Unis d’Amérique n’ont aucune idée du métis. Il ne le nomme pas. Il l’ignore superbement. On est Blanc ou Noir. Steve Jobs était blanc de père syrien. Steve Jobs avait-il la conscience de ses origines ? Sentait-il couler dans ses veines du sang oriental ? Et quelle différence faisait cet apport de sang exogène ? Rien ni personne ne peut le dire. La nature de l’homme est un mystère insondable et ce qui est vrai pour l’un, se révèle faux pour l’autre. Jamais deux hommes ne sont similaires. Et comme la nature de l’homme est insondable, l’apport de la culture pour chaque homme est tout aussi insondable et incommensurable. Aucun effet n’aura la même cause. Aucune cause les mêmes effets. Aucune alchimie n’est prévisible. Steve Jobs, enfant violenté, se reconstruit dans les montagnes surplombant Carmel aux côté de son « roshi » (maître). Il rejoint des lignes, des petits tracés — des « dots » dit-on en anglais —, ce sur quoi les pédagogues collent l’étiquette de “vie”. Il a quitté l’Université et suivi des cours de typographie en auditeur libre. Quelques années plus tard, Steve Jobs plongera dans la calligraphie à Tassajara. La calligraphie ressemble à une carte de la vie. Steve Jobs commence à écrire la sienne. Ceux qui ont écrit son entrée dans la vie sont oubliés, il écrit son présent. À Tassajara, Steve Jobs obéit à l’injonction de vivre sa vie. En reconstruisant son intimité. En renouant le fil avec lui même, il découvre que sa vie est unique. Et il découvre qu’il est un être authentique. Ce n’est pas rien ! Combien d’enfants violentés très tôt s’époumonent ou se perdent dans une rémanence existentielle. Ça peut être très compliqué de vivre. Le monde moderne ne cesse d’ajouter des complications aux solutions. Steve Jobs, à Tassajara, retrouve le sens des choses. Le bouddhisme a eu et a encore cette portée aux États-Unis par la simplicité qu’il apporte aux questions que le monde moderne blanc pose et expose. Dans le bouddhisme zen, le bouddhisme japonais donc, se mêle bouddhisme, confucianisme, et shintoïsme. Le caractère japonais se comprend par ce mélange, ce triptyque : foi, éthique et pureté en quelque sorte. Ce qui rassemble ces trois valeurs, c’est l’extraordinaire sens de l’intimité des Japonais, une sensibilité qui repose sur la pudeur. Steve Jobs sera imprégné à jamais des valeurs japonaises à Tassajara parce qu’il y trouve une esthétique de la vie.
En 2005, à l’université de Stanford, Steve Jobs donna un vibrant discours qui sonne plus que jamais comme un testament. On retient le « Stay hungry, stay foolish » (3) bien sûr, mais ce qui couronne cette journée, c’est l’intimité et la pudeur du discours. Steve Jobs récita le journal de sa vie ce jour-là devant des inconnus qui lui resteront inconnus, avec ses mots, ses cicatrices et son humour. L’intimité pour Steve Jobs, c’est la possibilité d’exister par les choix que l’on fait. Steve Jobs aura passé toute sa vie, à trancher, encore et encore. Imposant une exigence sans faille à son entourage parce que se l’imposant à lui même. Sa haine du dogme (il est bien entendu que le dogme est contraire à l’intimité qu’il soit représenté par l’école, par les cols-blancs ou les directeurs informatiques ou même par les geeks qui croient vivre le grand soir parce qu’ils ont contourné un pare-feu), il l’a toujours gardée comme un vivier où puiser un peu de fraicheur. Oui, Steve Jobs était un rebelle, insolant et pédant parfois, entrant en fureur face au cynisme auquel il avait été confronté dans les premiers jours de sa vie et qui restait son ennemi intime. Il savait que le cynisme équivalait à l’amour de soi, l’amour de ses privilèges, de son petit confort. Or Steve Jobs a combattu sans fin cette tentation chez lui. Donc, il l’a combattue chez les autres. Combattre le cynisme des cols-blancs revenait à réussir un produit que tous les cols-blancs du monde entier disaient impossible à réaliser, et faire que ce produit soit un succès universel. Steve Jobs rêvait d’universel. Steve Jobs rêvait d’universel comme souvent les gens obsédés par l’authentique. Steve Jobs avait coutume de dire : « Design est un mot amusant. Les gens croient que design veut dire ce à quoi ressemble quelque chose. Design veut dire comment fonctionne quelque chose. Le design du Mac n’était pas ce à quoi il ressemblait même si cela en fait partie. D’abord, c’était comme il fonctionnait. » Et aussi dans une interview récente, il avouait son inquiétude vis-à-vis des jeunes générations qui ne savaient plus s’ennuyer à cause des objets électroniques. Il se souvenait que c’est justement dans ces moments d’ennui qu’il avait inventé ces objets électroniques. On voit bien là l’ironie du monde moderne qui n’a de cesse d’inventer des remèdes aux nouvelles maladies qu’il génère.
Alors qu’il n’est plus qu’un souffle sur le lit de sa maison de Palo Alto, Steve Jobs évalue le temps qui le sépare de sa naissance ? Ce temps lui parait si court. Une vie est un claquement de doigts. Le temps qui le sépare de sa mort est bien plus court et pourtant il lui parait lointain. Depuis deux semaines, il n’a plus la force de bouger. Il a rencontré tous ses amis. Il a cherché avec eux et avec sa famille le moyen de se dire au revoir. Steve Jobs se dit qu’il aura été béni jusqu’à la fin. Il aura eu le temps de réfléchir à de tels détails. Son esprit est encore tout plein de vivacité. Depuis ce matin, il refait cent fois kinhin ; cette marche zen qui n’en est pas une et qui permet de comprendre le Ma. Le Ma : la distance, l’approche des choses ou des gens, l’attention, l’intensité ! Le Ma fait partie de ces concepts japonais dont seule la profondeur égale la difficulté à le comprendre pour un occidental. Steve Jobs comprend que toute sa vie n’a jamais été qu’une approche du Ma. Il reprend le fil du kinhin en pensée. Sa volonté permanente de développer l’expérience utilisateur n’était-ce pas au fond, qu’une application du Ma ? Steve Jobs, alors que le jour de son dernier jour point, se souvient que le « débutant a beaucoup de possibilités, l’expert peu ». Un souffle, son dernier souffle, sort de lui et trace quelques notes de musique dans l’espace. Il a juste le temps de lire ces notes. Il les reconnait avant de s’éteindre. Ce sont les notes de la suite pour violoncelle de Bach interprétée par Yo-Yo Ma quelques jours plus tard dans le cimetière de Palo Alto. En un dernier hommage, intime.
1- Steve Jobs avait ces mots célèbres et pour le moins étonnant dans la bouche d’un PDG d’une entreprise Hi-Tech américaine : « J’échangerai toute ma technologie pour une après-midi avec Socrate ».
2- De premier abord, l’impact est faible aux États-Unis où le concept même de métis n’existe pas. Barack Obama est considéré comme Noir. Ce qui est faux bien sûr, Barack Obama est un pur métis. Sa mère est blanche et son père noire. Depuis des années, on nous bassine avec le métissage mais le métis n’existe pas. Le métis n’est nulle part. Le métis est introuvable. Qui plus est, cette contagion semble définitivement adoptée par l’Europe qui ne trouve rien à redire au fait que Barack Obama soit Noir.
3- « Stay hungry, stay foolish ». Le discours de Stanford est disponible en français à cette adresse : https://youtu.be/x1Z9Ggqr84s (vidéo). A la fin du discours, Steve Jobs dit cette formule et en explique l’origine.
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