Son seul désir, il l’accomplissait chaque jour sans effort. Il se levait et comptait en esprit le temps qu’il mettait à le faire. Il comptait le temps comme s’il le maîtrisait alors qu’il s’échappait. Il savait son âge, mais il s’obstinait à ne pas se laisser surprendre par ses effets. Il sollicitait son esprit et son corps pour les garder alertes, vigilants, et conscients du déclin qui leur livrait bataille. Il s’habillait avec prestance, et, dans un protocole minutieux, plongeaient et serraient ses deux poings dans ses poches, le gauche sur son mouchoir roulé en boule, celui que sa femme lui avait offert, et le droit sur une petite croix qui lui avait aussi été offerte, mais il ne savait plus par qui. Rasséréné par leur présence symbolique, il finissait de se préparer.
Il succombait à un autre rituel, celui de s’asseoir dans son fauteuil et de boire un bol de café en regardant par la fenêtre, devant lui, le paysage vallonné et les gorges qui fracturaient le lointain. Il donnait ainsi libre cours à son imagination et au livre de ses souvenirs. Il en appréciait le kaléidoscope d’images. Il affectionnait cette rivière d’images, un jour un ruisseau apaisé, l’autre une eau bouillonnante ; elle résumait sa vie, l’aiguisait plutôt, lui restituant l’extraordinaire bonheur qui scintillait dans chacun de ses fragments et lui imposant une motivation inestimable.
En lisant la lettre du Vatican réalisée par Imedia après la visite de Françoise Nyssen avec le Pape François1 .
C’est toujours une surprise de découvrir, comme ce matin, un entretien avec une personne connue ou non, représentative de notre époque, avouant que sa rencontre avec le pape François a été l’un des moments les plus marquants de sa vie, mais n’en tirant aucune action. Comme si ce rendez-vous devait être un moment parmi tant d’autres dans l’océan des souvenirs.
La perte de foi enracinée dans l’homme moderne par la confort
On voit ainsi des gens touchés par la grâce dans leur quotidien, savourer une rencontre, un moment, sentir que cette rencontre ou ce moment ne leur appartient en rien mais qu’ils peuvent en jouir, intuitionnant qu’il vient d’un abandon provoqué par les aléas de la vie, éprouvant la force qui émane de cette rencontre ou de ce moment, tout en n’en tirant aucune action. Ils déclarent : « c’est le plus beau moment de ma vie ! » et ne feront jamais rien pour le reproduire ou pour essayer de comprendre ce qui l’a provoqué ! Cela reste un mystère impénétrable, cette inaction incarne la passivité de l’homme moderne face à sa vie et le peu de foi qu’il porte à sa capacité à la transformer. Cette perte de foi est maintenant enracinée en l’homme moderne occidental, c’est ainsi qu’il va se battre pour des pelures d’orange et passer complètement à côté de l’essentiel. François Nyssen avoue à la fin de l’entretien : « Moi-même je ne suis pas baptisée, mais en sortant, j’ai promis au pape que je prierai pour lui ». Qu’est-ce à dire ? La confusion est totale.
Combien de divans s’avachissent sous le poids des mots ou des silences qui s’agglomèrent dans le seul espoir d’étouffer l’âme ?
Il manque deux choses pour que l’alchimie se fasse. Primo, l’éducation à la vie intérieure. Françoise Nyssen n’est pas baptisée. Elle s’intéresse à la religion puisqu’elle demande une audience au Pape et publie le cher Sébastien Lapaque… De plus, elle a toujours vécu dans les livres, elle connaît donc l’intériorité et la puissance de cette autre vie. Pourtant, rien en elle ne confirme ce sentiment. Elle le regarde comme extérieur à elle, comme quelque chose d’étranger, comme un exotisme, serait-on tenté de dire. Un exotisme attrayant, au fort pouvoir de « séduction » (ou de nostalgie ?), mais pas suffisamment pour tout changer et pour y adhérer. Elle ne ressent pas le manque en elle, même si elle voit très bien l’intérêt de la chose. Elle est repue. Repensons à la phrase d’Ernst Jünger dans « Le Traité du rebelle2 » : « Tout confort se paie. La condition d’animal domestique entraîne celle de bêtes de boucherie. » Nous n’avons plus soif de nous découvrir, car nous sommes pleins de nous-mêmes. Le passage de la psychanalyse dans le monde moderne et la place qu’elle a prise remplaçant sacrement, pénitence et vie intérieure marque une stérilisation de notre être profond et des messages que notre âme énonce de plus en plus sporadiquement. Combien de divans s’avachissent sous le poids des mots ou des silences qui s’agglomèrent dans le seul espoir d’étouffer l’âme ? Elle-même n’en voit plus l’utilité, parce qu’elle ne ressent plus d’amour qui, lorsqu’il s’exprime de nos jours, se voit transformé en intérêt ou en curiosité… Nous sommes spectateurs de notre vie. Nous y assistons impuissants et lâches. Tout le message du Christ nous incite à l’inverse, à retourner la table pour être libres. Oh ! Il savait bien que nous continuerions à être faibles, cependant imaginait-Il que nous le serions avec tant d’abnégation , avec autant de dévotion ?
Les hommes ont-ils toujours soifs de Dieu ?
Il manque donc la quête, la soif, le désir tout simplement. Et l’entretien de François Nyssen en est vide. Elle suggère bien de faire la cuisine dans l’avion du Pape, mais de vie intérieure il n’en est pas question. Elle ne veut pas changer quand bien même voit-elle les effets dans les livres de Lapaque, dans les yeux du pape, ou ailleurs, avec fugacité quand l’âme se déplie et pousse un peu les meubles intérieurs pour signifier sa présence. Non, elle ne changera pas car elle aime ce qu’elle est et qu’elle n’a pas soif, même si elle voit des gens qu’elle apprécie s’y abreuver, et enfin parce qu’elle ne croit pas que cela puisse changer quelque chose à sa vie ! Et c’est là le plus grave ! Ce péché contre l’Esprit ! Deuxio, que personne ne lui propose d’y boire ! Le pape François veut, il l’a maintes fois répété et montré, ne forcer personne et respecter tout le monde sur le chemin de la foi. Même pas un petit encouragement ? J’ai entendu il y a quelque temps un historien et théologien, expliqué que lors de la rencontre entre saint François d’Assise et le sultan d’Égypte, sultan Al-Malik al-Kamil, « nous n’étions pas sûrs que le saint ait demandé au sultan sa conversion ». Pour un peu, on nous ferait croire qu’il a pris le risque d’aller le voir pour lui parler des paysages d’Assise… Il faut vivre au XXIe siècle pour entendre de telles inepties ! Pire, y porter crédit. La foi s’affiche mondaine, elle aussi, et il faudra bien se rendre compte qu’elle a adhéré de tous ses pores à la vie moderne et que rien n’a été fait pour l’en empêcher bien au contraire ; elle se noie dans le confort et la condition d’outil domestique pouvant de temps à autre rendre service… On ne sait jamais… C’est dans le vieux pots, parait-il.
La virilité de l’inconfort comme seul refuge
Deux manques pour une non-rencontre : le manque d’éducation à rechercher Dieu en toutes choses et celui de ne plus proclamer Sa parole. Le cinquième mystère joyeux à travers le recouvrement de Jésus au temple, et le troisième mystère lumineux, la proclamation du Royaume de Dieu. Réciter le rosaire chaque jour de sa vie se compare à l’enluminure du manuscrit médiéval, on ne peut plus l’en imaginer dépourvu après avoir tourné une de ses pages. Il aurait été intéressant d’offrir un chapelet à Françoise Nyssen et de l’instruire sur son utilisation et de l’inviter à le réciter. Si elle ne ramène pas à Dieu, toute parole est mondaine. « Moi-même je ne suis pas baptisée, mais en sortant, j’ai promis au Pape que je prierai pour lui. » Voici l’exemple même d’une parole mondaine et déliquescente. Priez, mais qui ? De grands saints l’ont souvent répété : « Si vous priez sans nommer Dieu, sans être certain de vous adresser à Dieu, vous priez le démon. » Or, le démon est mondain. Il est même l’inventeur du concept. Dans ce monde soyeux, seule la virilité de l’inconfort recèle la liberté, elle vaut pour chacun, homme ou femme, c’est l’ultime moyen d’atteindre et de se montrer digne de l’amour de Dieu.
À la suite de l’article,Pourquoi cette haine de l’autorité ? j’ai reçu de nombreuses réactions. La première consistait à confondre, ou à me demander de ne pas confondre, le pouvoir et l’autorité. Ici, on peut constater une chose : beaucoup de personnes sur les réseaux sociaux acquiescent encore à cette différence. Elle marque même pour eux une frontière qu’ils décrètent infranchissable, même si peu d’entre eux s’aventurent à expliquer la différence entre pouvoir et autorité. Et, comme l’article se consacrait en partie à marquer cette différence, peut-être pas cependant comme on a l’habitude de le faire, cela a heurté et provoqué des interrogations. Dans beaucoup de discussions sur X, les commentaires pensaient que cet article défendait Emmanuel Macron ! C’est dire comme on lit en diagonale sur Internet ! Mais, comprenons que le président de la République incarne pour beaucoup de Français une forme autoritaire du pouvoir.
Ainsi, il y avait cette intuition sur l’obéissance : « l’autorité inaugure tout le temps quelque chose de nouveau à travers la maîtrise que l’on peut avoir de ses propres passions. » Dans cette phrase, il est possible de remplacer le mot autorité par dogme. J’évalue lequel de ces deux mots fait le plus peur. L’inversion des valeurs et du sens des mots permet aux progressistes de dire à peu près n’importe quoi et d’en faire… un dogme. Le progressiste ne se nourrit que d’ » idées en l’air » selon la formidable formule de Claude Tresmontant. Si je devais expliquer un peu cette formule, je dirais que le progressiste s’enracine dans sa propre pensée. Il fait évoluer sa pensée pour la faire évoluer tout d’abord, le progressiste fait pour faire, n’obéissant à aucune autorité, il fuit la dépression et la solitude que produit en lui une pensée seulement tournée vers soi-même. Dès lors, il puise dans ses dernières lubies pour en bâtir de nouvelles. Ne voit-on pas la filiation qui existe entre le wokisme et le travail de sape qui a été fait depuis des décennies en France contre ce que l’on a appelé en le dénaturant, le roman national ? Ceux qui auraient été les thuriféraires de gauche de Jeanne d’Arc au début du XXᵉ siècle sont aujourd’hui ses contempteurs et clament qu’elle n’a pas existé ! C’est dire comme le progressisme est une machine à se dérégler toute seule, croyant se corriger, elle ne fait qu’accentuer sa fuite en avant. Les progressistes et la gauche en général sont les vrais réactionnaires de notre époque et le sont de plus en plus, forcés qu’ils sont à cette fuite, car incapables de déclarer leurs torts et leurs erreurs. Ils se trompent et ils trompent. Ils ne font que réagir aux événements sans jamais pratiquer le moindre empirisme, car ils habitent le futur (je dis bien le futur, pas l’avenir, car il n’y a pas d’avenir sans passé, quand le futur représente un but à atteindre qui échappe toujours).
L’autorité inaugure quelque chose de complètement différent. Elle propose de s’adosser au passé pour définir ou redéfinir ce que l’on peut imaginer arriver. Il ne s’agit surtout pas d’un absolutisme, mais plutôt d’un conservatisme. C’est aussi pour cette raison qu’il y a si peu de thèses sur le conservatisme. Il y a beaucoup d’écrits sur la façon de garder, de sauvegarder, de promouvoir, mais moins souvent d’en tirer une vision. Le conservateur a continuellement laissé cette place au progressiste qui s’en délecte, alors qu’il n’a rien de sérieux à y faire. Quelle personne censée aurait proposé de transformer notre démocratie vieillissante et en faillite, vivant sous perfusion, en un système politique de défense des minorités ? Je ne nie pas la protection du faible, je nie que cela devienne le seul motif d’actions politiques. D’autant que le faible du progressiste se cache sous un manteau idéologique nauséabond. En effet, il contient un droit d’inventaire du faible. Il y a faible et faible. Cependant, la politique se mélange très mal avec le sentimentalisme et notre démocratie y est empêtrée. Le conservateur ignore détailler son action, bâtir un grand schéma et le donner à aimer. Parce qu’il est toisé par les moralistes progressistes qui n’ont de cesse de l’emprisonner d’une chape morale qui repose sur un jugement sentimental. Surseoir à ce diktat obligerait à accepter l’étiquette autoritaire, mais cette fois cette étiquette ne serait plus donnée par le peuple comme dans le cas d’Emmanuel Macron — parce que le peuple reconnait l’autorité légitime —, mais par la presse et l’intelligentsia progressiste. Qui s’en plaindrait ?
Ernst Jünger dans Héliopolis rêvait d’une sorte d’État au-delà de la politique dirigée par le “Régent”. Il n’y a aucun régent dans notre monde moderne, juste deux camps qui s’épient sans jamais penser qu’ils peuvent s’apporter quelque chose l’un à l’autre. Cet antagonisme est de plus en plus visible à tous les étages de la société. Il indique une perte de goût commun, un manque de culture croissant, et un langage atrophié qui, est réduit à sa plus simple expression — tout au moins, à sa plus simple utilité, comme la langue américaine. L’américain fait au français ce qu’il a fait à l’anglais, il l’épuise —, ne sait plus exprimer les nuances que le dialogue demande. On étiquette et on classe chacun en fonction de ce qu’il pense ou croit ou vote. La discussion devient une perte de temps, et comme les participants manquent de tout sens, le dialogue ne peut en acquérir. Il y a une fatalité en cours, une façon de destin.
Le destin séduit et ensorcelle les hommes quand ces derniers ne croient plus à la liberté. L’Occident ne croit plus en la liberté, parce qu’il ne croit plus en Dieu. Notre civilisation a su au cours des âges, tisser des liens remarquables devenus inextricables avec la liberté, tirer sur un fil qui dépasse revient à anéantir notre monde. L’héritage refuse le droit d’inventaire.
Les migrants qui arrivent de nos jours en Europe ne fuient pas tous une situation catastrophique. Ils arrivent souvent en brandissant de grands sourires. Ils ne semblent pas tous miséreux. Ils ne montrent aucune nostalgie de leur pays et arrivent en nombre pour retrouver un autre nombre. La mélancolie est absente, car compensée par le communautarisme qu’ils importent et qu’ils retrouvent. Enfin, ils voyagent en célibataires, sans femmes ni enfants, ce qui devrait intriguer. Pour le moins. Qu’il y ait une volonté derrière cela paraît évident, même si l’étiquette complotiste sera brandie à cette phrase. Les migrants à l’ancienne, quittait une situation défavorable pour trouver non pas le confort, mais plutôt pour échapper à l’enfer, sans être sûrs de trouver un réconfort, mais armés de l’espérance comme je l’ai dit plus haut. Ils partaient avec femmes et enfants, car ils voulaient les protéger. Le sentiment national a disparu de chez les migrants modernes, sont-ils a-nationaux ? Si c’est le cas, qu’est-ce qui pourrait les rendre a-nationaux, une supra-nationalité ? Où trouvent-ils l’argent pour faire la traversée ? Pendant la guerre en Irak, des autorités religieuses chrétiennes avaient noté que des passeports et des visas avaient été largement distribués, là où, avant-guerre, il était extrêmement difficile d’en avoir un. Enfin que la majorité de ses migrants soient musulmans devrait aussi interroger. Quand on sait qu’un musulman doit mourir (et donc vivre) sur une terre musulmane, on ne peut que se poser la question de leur manque d’envie de rejoindre une terre musulmane. D’autant que celles-ci sont souvent bien plus proches géographiquement que l’Europe. Autant de questions que le pape François ne pose jamais. Autant de questions qui semblent pourtant tomber sous le sens.
Il suffit d’écouter la musique envoûtante de quelques tangos, Carlos Gardel, bien sûr, Astor Piazzolla aussi, et d’autres, qui ont ainsi chanté l’exil, le lointain, l’inaccessible, pour chasser leurs vagues à l’âme, leur mélancolie et vivre le temps d’une chanson dans le bonheur conjugué de leurs souvenirs et de leurs espoirs, pour ressentir la détresse de celui qui croit avoir perdu son pays pour toujours.
Cette conjugaison s’intitule l’espérance. Là où l’âme vibre de se sentir vivante. Le pape François en bon Argentin ressent dans ses veines la migration de ses aïeux vers cet eldorado, l’Argentine. Que cela modifie sa vision du migrant, dont le nom trop générique indique dès le début la difficulté d’en parler, est indéniable et s’avère une clef pour comprendre ses discours erratiques sur le sujet.
L’exil force l’âme à se dévoiler, et à voiler. À dévoiler certaines choses en soi que l’on ne savait pas, que l’on ignorait, que l’on gardait cachées par peur de ce qu’elles pouvaient receler. Face à l’exil, elles sortent de soi comme de rien, deviennent ce qu’elles ont toujours été, et nous dominent. Quel mérite forgé par l’exil en nous, souvent malgré nous, car nous nous y refusions ! L’exil fait tomber une barrière souvent érigée dans l’urgence et sans véritables réflexions. L’homme est un animal à réaction. Lorsqu’il évolue dans son élément habituel, il réagit le plus souvent à ses propres démons, des ressentiments et des mouvements d’humeur. Lorsqu’il sort de son cocon, il réagit pour survivre s’appuyant sur ce en quoi il croit, souvent le fruit de sa culture, mais sa nature n’y est pas étrangère non plus. Cet enracinement le préserve la plupart du temps de la déception de soi, mais pas de la mélancolie, le mal du pays.
L’expression, les voyages forment la jeunesse, provient de cette expérience. L’exil oblige le cœur, l’esprit et le corps à communiquer différemment avec l’âme qui se dévoile donc, mais qui demande aussi à voiler des pans de notre personnalité qu’elle tenait pour acquis. Quelquefois, ce sont des pans dévoilés qui viennent voiler d’autres pans. Ce que nous croyons se révèle surestimé.
En exil, les certitudes renaissent, nouvelles.
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