Alvaro Mutis sur la monarchie

Le paradoxe, assez douloureux pour moi, c’est que très jeune j’étais déjà royaliste. Je pourrais presque dire, depuis l’enfance. Mes premières lectures de l’histoire m’ont amené à chercher d’où venait et comment fonctionnait la monarchie. Je sais pertinemment que la monarchie, telle que moi je la conçois et d’autres époques l’ont vécue est désormais impensable.[…] Pour moi, un pouvoir qui vient d’une transcendance, d’une origine divine, et qui est assumé comme tel par le roi, comme une obligation devant un être et une instance supérieure aux hommes, est nettement plus convaincant. De cet engagement du roi viennent la source, l’orgigine, la raison de ce pouvoir qui est le sien sa vie durant, ainsi que le droit de ses fils à hériter de ce pouvoir, après la cérémonie du sacre. Cela me paraît nettement plus acceptable, et je communie et vis avec cela nettement mieux qu’avec des lois, des règlements, des codes approuvés par un consensus majoritaire, auxquels je dois me soumettre et qui ont été créés par des hommes à mon image. Que la majorité s’accorde sur le fait que la société doit être comme ci ou comme ça, pour moi ça ne signifie absolument rien. Pour que cette société mérite mon respect, pour que je men sente concerné par elle et qu’elle ait droit à mon respect, il faut qu’elle soit d’origine supérieure, et non le fruit d’un processus logique, remâché et préparé par un groupe d’hommes qui se disent les représentants de la majorité de la population. Car à mon avis, il s’agit alors de la tyrannie la plus abominable qui puisse exister.

Extraits de Souvenirs et autres fantasmes, livre entretiens avec Eduardo Garcia Aguilar, Editions Folle Avoine.

Extrait de Le Hussard. Poème d’Alvaro Mutis

[…] Le moût centenaire du vin, que l’on arrose d’eau dans les celliers.
La puissance de son bras et son ombre de bronze.
Le vitrail qui relate ses amours et rappelle sa dernière bataille se noircit chaque jour un peu plus sous la fumée des lampes nourries d’une mauvaise huile.
Pareille au hurlement d’une sirène qui annonce aux bateaux un banc de poissons écarlates est la plainte de celle qui l’a plus que toute autre aimé,
celle qui a quitté son foyer pour dormir contre son sabre glissé sous l’oreiller et baiser son ventre dur de soldat.
Pareille aux voiles d’un navire qui se gonflent ou s’affaissent, pareille à l’aube qui dissipe le brouillard sur les aérodromes, pareilles à la marche silencieuse d’un homme pieds nus dans un sous-bois s’est répandue la nouvelle de sa mort,
la douleur de ses blessures ouvertes au soleil du soir, sans pestilence, mais avec toutes les apparences d’une dissolution spontanée.
Toute la vérité n’est pas dans ce récit. Manque dans les mots tout ce qui constitua la cataracte ivre de sa vie, le défile sonore des meilleurs de ses jours qui ont motivé le chant, sa figure exemplaire, ses péchés comme autant de monnaies précieuses, ses armes efficaces et belles.

Extrait du poème Le Hussard paru dans Les Éléments du désastre, Editions Grasset. Journée d’hommage à Alvaro Mutis, extraordinaire conteur, immense écrivain, formidable ami.

Nocturne. Poème d’Alvaro Mutis

La fièvre attire le chant d’un oiseau androgyne
ouvrant la voie au plaisir insatiable
qui se ramifie et traverse le corps de la terre.
Oh ! l’infructueuse navigation autour des îles
Où les femmes offrent au voyageur
la fraiche balance de leurs seins
Et l’entendue terrifiante au creux de leur hanches !
La peau tendre et lisse du jour
se défait comme la coque d’un fruit infâme.
La fièvre attire le chant des puisards
où l’eau entraîne les ordures.

Avec le poème Nocturne paru dans Les Éléments du désastre, Editions Grasset, je commence cette journée d’hommage à Alvaro Mutis, extraordinaire conteur, immense écrivain, formidable ami.

Dans l’ombre d’Ernesto Sabato

Lorsqu’Ernesto Sabato s’éteint le 30 avril dernier à 99 ans, il se répète les paroles de Maria Zambrano : Mourir cette action insaisissable qui se réalise en obéissant, advient au-delà de la réalité, dans un autre royaume. Dans sa maison de Santos Lugarès (“Lieux saints” près de Buenos-Aires), Ernesto Sabato obéit à cette dernière injonction. Il s’y est préparé de longue date. Dans Résistance, son émouvant testament littéraire paru en 2002, il écrivait : J’ai oublié de grands pans de ma vie, mais, en revanche, certaines rencontres, des moments de danger et le noms de ceux qui m’ont tiré des dépressions et de l’amertume palpitent encore dans mes mains. Et les vôtres aussi, vous qui croyez en moi, qui avez lu mes livres et allez m’aider à mourir.

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Newman et Socrate

Les liens entre la philosophie grecque antique et le christianisme sont nombreux. Le plus fameux des préceptes grecs : Gnothi Seauton, « Connais-toi toi-même », inscrit à Delphes garde un certain mystère. Un autre bout de phrase nous est resté : « Mais pas trop »… Connais-toi toi-même… Mais pas trop ! Platon amène Socrate à réfléchir à la formule delphique dans le Philèbe :

SOCRATE — C’est en somme une espèce de vice qui tire son nom d’une habitude particulière, et cette partie du vice en général est une disposition contraire à celle que recommande l’inscription de Delphes.

PROTARQUE — C’est du précepte : connais-toi toi-même, que tu parles, Socrate ?
SOCRATE — Oui, et le contraire de ce précepte, dans le langage de l’inscription, serait de ne pas se connaître du tout.
« Connais-toi toi-même » afin de t’améliorer, de gommer en toi ce qui gêne à ton épanouissement. Ne pas se connaître est déjà une faute pour Socrate. « Mais pas trop », car l’homme se croit si facilement beaucoup plus qu’il n’est, fils d’Adam, l’homme est le jouet de sa présomption. « Mais pas trop » afin de ne pas te prendre pour un dieu.
Il s’agit de l’un des fondements de la culture grecque, l’idée de se connaître, l’idée de sagesse, d’avancée dans la sagesse, mais le sentiment aussi qu’à trop creuser les surprises peuvent surgir, et pas forcément de bonnes. Les Grecs étaient très conscients des faiblesses de l’homme, de ses insuffisances. Les Grecs sont même, avec les chrétiens, ceux qui ont le plus mis en avant la possibilité de faiblesse de l’homme, c’est aussi ce qui nous les rend si proche. La faiblesse de l’homme s’exprime dans leurs évangiles, les tragédies. Pitié et terreur en sont les deux piliers. Connais-toi toi-même… mais pas trop.

Revue de livres sur le Japon

Je viens de finir de lire « Le Masque du Samourai », un essai de Aude Fieschi (Éditions Philippe Picquier). C’est un livre didactique, bien écrit, qui présente les différentes facettes du Samourai à travers le Moyen-Age japonais jusqu’à sa déchéance avec l’avènement du Japon moderne.

Philia, agapê et autres petites choses…

Les Grecs utilisaient trois mots pour désigner l’amour : l’éros, l’amour charnel, la philia, l’amitié, et l’agapê, l’amour abouti et mature. 

L’amour est-il seulement là pour nous réconforter ? Ne doit-on pas chercher à donner du sens à l’amour comme à chaque événement de la vie ? Seul le sens sauve la condition humaine. Le sens… La grande question. L’incontournable question. Rien ne vaut d’être vécu en l’absence de sens. Le sens est la grande question de l’homme d’autant qu’il n’y comprend rien et n’en maîtrise rien. Comme souvent l’homme maîtrise d’autant moins qu’il s’époumone à croire le contraire. Un amour dont le sens est absent restera un éros. Il est possible de répondre qu’éros aussi donne du sens :  les caresses, les baisers, les corps qui s’emboîtent sont une découverte de l’autre. Si l’éros grec relève le plus souvent du rapt, de la possession, il serait faux de l’y résumer. Les frontières entre les trois amours peuvent être fines. Notre époque aime à relativiser ces frontières. La transgression guette le moindre de nos pas ; ou de nos faux-pas.

Le sens de l’amour nous surpasse, et nous élève. Dieu nous donne Son fils et Le fait mourir sur la croix dans le seul but de donner un sens à nos vies. Il extirpe le pêché en le révélant au grand jour. Il désigne l’amour comme seule alternative au mal. Et l’on doit se souvenir encore de saint Paul :

Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges, s’il me manque l’amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante.

Quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et de toute la connaissance, quand j’aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.

Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon corps aux flammes, s’il me manque l’amour, je n’y gagne rien.

L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité.

Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.

L’amour ne disparaît jamais.

Les prophéties ? Elles seront abolies.

Les langues ? Elles prendront fin.

La connaissance ? Elle sera abolie.

Car notre connaissance est limitée et limitée notre prophétie. Mais quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli.

Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu homme, j’ai mis fin à ce qui était propre à l’enfant.

À présent, nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face.

À présent, ma connaissance est limitée, mais alors je connaîtrai comme je suis connu.

Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l’espérance et l’amour, mais l’amour est le plus grand.(1)

On voit que l’agapê trône au sommet de l’amour. L’agapê est cette fin ultime, comme sens véritable de l’amour. À lire saint Paul, on s’aperçoit aussi que l’amitié est tout entier contenu dans l’amour. La philia peut être pensée seule, mais sa finalité chrétienne est de devenir un agapê. On comprend aussi que son échec sera de ne pas réussir cette transformation. Imaginons une philia entre un homme et une femme : il y a toujours un risque de séduction. Qu’est-ce qu’une philia s’abandonnant dans l’éros ?

On notera enfin que l’agapê est un amour dénué de séduction. Il n’utilise pas de “trucs”, d’artifices. Évidemment ceux-là sont laissés au Prince de ce monde.

Une nouvelle amitié, c’est un monde révélé qui s’étend à nos pieds. Quel réflexe avons-nous ? Face à un monde qui s’étend à nos pieds. En sommes-nous responsables (de respondere, en répondons-nous) ? Avons-nous fait quelque chose pour mériter ce nouvel amour ? Non, nous n’avons rien fait. Si peu de sens est sorti de nos gestes quotidiens. Notre premier réflexe est souvent de fouler ce monde aux pieds, car immédiatement face à la beauté nous pensons à nous l’approprier. Voilà l’homme. Ce qui est beau, ce qui est mieux, ce qui nous dépasse, doit nous appartenir. Pas Dieu. Non, pas Dieu. Car l’homme moderne a arrêté de croire en Dieu. Trop grand, trop fort, pas le temps pour ces foutaises qu’il ne peut s’approprier. Ce qui le dépasse ne mérite que possession ou mépris.  Il faut aller toujours plus vite. On n’a pas le temps. Si l’on ne peut posséder, si l’on ne peut jouir, on méprise. On comprend aisément dès lors la popularité d’éros.

À toutes les créatures, il manque quelque chose, et non point seulement de n’être pas créateur.

À celles qui sont charnelles, nous le savons, il manque d’êtres pures.

Mais à celles qui sont pures, il faut le savoir, il manque d’être charnelles.(2)

Alors ce monde qui frappe à la porte ? S’il se donne, on le domine. S’il se donne, on le possède. Il y a là résumé notre suffisance vis-à-vis de l’Autre. Parce qu’il n’y a pas de lieu plus égalitaire que l’amour. L’amour est vérité et tout le monde est égal face à la vérité.

De nombreuses amitiés défaillissent après quelque temps. Dans la majorité des cas, cette défaillance se révèle dès que l’une ou les deux parties s’enorgueillissent. Dès que l’une ou les deux parties veulent posséder, ou se confortent dans un sourd sentiment de supériorité. Dès que l’une ou les deux parties adoptent une position paternaliste il n’y a plus d’écoute. Dès qu’il ne peut plus y avoir de véritable écoute, dès qu’elle est soumise à un jugement de valeur, une hiérarchie invisible et non-dite, mais pleine et entière, s’installe. Il n’y a plus le minimum requis pour se parler et s’entendre. La parole ne fait plus sens.

1- On sait aussi que l’on peut dans cette offrande de saint Paul remplacer le mot amour par le nom de Jésus. On se plaira à réciter ces stances ainsi et de s’en imprégner.

Traduction de l’auteur de la Première Épitre aux Corinthiens de Saint Paul (1 Co 13, 1).

2- Péguy, Le Porche du Mystère de la deuxième vertu.

Leçons de Haïkus

Pour écrire un haïku, il faut impérativement respecter quatre qualités :

  • Sabi : la simplicité et la conscience du temps qui passe et qui altère les choses et les êtres
  • Sh?ri : la capacité à suggérer l’amour des choses humbles
  • Hosomi : la découverte de la beauté du quotidien
  • Karumi : l’humour qui allège la gravité des choses

Encore une escale…

Alvaro Mutis est un très grand écrivain et ce qui ne gâte rien l’un de mes très chers amis. Comme il ne publie plus de livres depuis quelques années, j’ai pensé lui rendre un petit hommage à travers des citations de “La dernière escale du Tramp Steamer”, ce court roman est tout empli de la grâce que la lecture d’Alvaro Mutis procure. Pour re-découvrir l’écrivain colombien.

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Ce que Monsieur Ouine dit à notre époque…

Monsieur Ouine, l’un des plus grands romans français du XXe siècle, apporte bon nombre de réponses au monde moderne comme il va. Les quelques citations qui suivent donnent un aperçu du Mal insinué partout.

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