Ce matin, je tombe* — littéralement — sur ce passage de Confession de Tolstoï qui est une pure merveille et qui annonce si bien La Mort d’Ivan Ilitch écrit sept ans plus tard :
« D’abord il me sembla que c’était des demandes gratuites, déplacées. Je croyais que tout cela était déjà connu, que si je voulais un jour aborder ces questions de front, cela ne me donnerait nulle peine, que pour le moment je n’en avais pas le temps, mais que dès que j’en aurais envie, je trouverais aussitôt les réponses. Or, ces questions m’assaillaient de plus en plus souvent, exigeant la réponse avec toujours plus de véhémence, et comme elles tombaient toutes au même endroit, en une multitude de points, ces questions sans réponse formèrent une seule tache noire. (…)
« Il m’arriva ce qui arrive à tous ceux qui ont contracté une maladie interne mortelle. D’abord, on voit apparaître un symptôme insignifiant auquel le malade n’accorde nulle importance, puis les symptômes reviennent de plus en plus souvent et se fondent en une seule souffrance indivisible dans le temps. (…)
« Ma vie s’arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir ; mais je n’avais point de vie, car il n’existait plus de désirs dont la réalisation m’eût paru raisonnable. »
Il faut la qualité de Tolstoï pour exprimer si parfaitement cette montée en puissance (que d’aucuns pourraient confondre avec de la volonté de puissance), cet envahissement progressif de l’angoisse. La Mort d’Ivan Ilitch, chef d’oeuvre condensé de ce chef-d’oeuvre qu’est la vie, donnera parfaitement cette impression de basculer dans un autre univers. En un instant anodin la vie bifurque et déroute. La vie n’est faite que de l’assemblage de ces moments intimes partagés avec soi-même.
* En lisant mes notes du petit livre fort intéressant de Monique Canto-Sperber : Essai sur la vie humaine.