De la tradition…

« Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ; nous voyons plus qu’eux, et plus loin ; non que notre regard soit perçant, ni élevée notre taille, mais nous sommes élevés, exhaussés, par leur stature gigantesque ».

Cette citation de Bernard de Chartres (XIIe siècle) trouvée dans le dernier livre de Rémi Brague, Modérément moderne (Editions Flammarion), me paraît toujours plus lumineuse chaque fois que je la lis. La tradition n’est jamais ce que les traditionalistes ou les progressistes en disent. La tradition ignore résolument les clivages. Elle ne connait même pas la confrontation. La tradition se résume à un profond sentiment d’équilibre et de sérénité. Que l’on plonge en elle, et immédiatement, nous apparaît qu’elle est inaccessible à la plupart des hommes, que rares sont ceux dont elle pourrait être fière, qu’ils étaient toujours armés d’une humilité prodigieuse. Mais tous ceux qui ont voulu la mettre en cage parce qu’ils détestaient son influence ou ceux qui ont agi de même parce qu’ils voulaient la protéger d’elle-même et la garder pour eux, n’y ont compris ou vu goutte. La tradition est inaltérable. Contrairement à une idée répandue, sa destruction s’avère impossible. Au pire, est-il possible de l’oublier. Et l’oublier ne lui fait aucun mal. Elle sait se réserver. Elle n’est jamais pressée, prise d’affolement face à son époque. Elle prend son temps, puisqu’elle l’accompagne. Si les hommes l’oublient, elle sait laisser des traces de-ci de-là afin que l’on redécouvre son existence le moment voulu.

Elle est comme l’eau : personne ne peut la casser ou la retenir.

Il faudrait presque ne pas s’y référer. Il faudrait faire comme si elle n’était pas là. Nous la méritons si peu… Elle perd tout de suite de son lustre quand on en parle, quand on la descend à notre niveau. La tradition est intrinsèquement liée à la vie ; en réalité, elles ne font qu’un. Elles vont de conserve.

Actualités de l’humilité

La vision humaine de l’humilité est à l’image de la vison humaine de l’amour, réduite. L’humilité doit exercer son magistère en tout temps et en tous lieux. L’humilité n’admet pas que l’on choisisse si elle doit s’exercer. L’humilité demande ainsi une infinie disponibilité et une infinie vigilance. Elle demande, un terme qui a presque disparu de notre langage moderne, la docilité. La docilité a longtemps été la première pierre de l’éducation. La docilité enfermait et guidait la volonté en la forçant à s’appliquer avec discernement et pour la cause d’une vie. La docilité de caractère requiert un entrainement assidu, comme l’humilité. La docilité est le lieutenant de l’humilité. Elle est aussi son intendance, ce qui n’est pas antinomique avec le rang d’officier subalterne.

La docilité est souvent la première marche permettant d’accéder à la disponibilité et à la vigilance. Être docile oblige à être aux aguets. Être docile facilite tellement la vie. Être docile de nos jours est la première réaction à la dictature du monde moderne. Parce que la docilité empêche la revendication et condamne le narcissisme. On n’image pas à quel point la docilité permet d’accomplir de grandes choses.

Pour accéder à l’humilité, il faut nier l’égo. Quel écho une telle phrase peut-elle avoir à notre époque ? Nier l’égo ? Ou encore, prendre en considération l’égo pour mieux l’humilier ? Quelle folie ? Comment dire à notre époque qu’être humilié est la route la plus sûre vers l’humilité ? Je me souviens d’études de Françoise Dolto à ce sujet. Bien loin de l’image véhiculée sur Dolto par ses thuriféraires. Dolto louant certaines formes d’humiliation pour atteindre un état « supérieur », un état où l’être se détache de son image ; où l’être domine et assujettit son image. Et bien sûr, Françoise Dolto louait cette forme d’éducation chez l’enfant. Qu’était-ce que le bonnet d’âne ? Qu’était-ce que le coin ? Ces pratiques d’un autre âge comme on dirait de nos jours, n’étaient-elles pas avant tout la possibilité pour l’enfant de se repentir, et, de se repentir face aux autres ? Il n’existe pas d’humiliation vécue dans la solitude. L’égo s’apaise quand il s’affronte à l’intimité.
« Je rends grâce à Dieu de n’avoir jamais eu, à cause de ma science, du haut de ma chaire de maître, à aucun moment de mon activité professorale, un mouvement de vain orgueil qui ait soulevé mon âme du siège de l’humilité. » Le plus sûr chemin vers la sainteté, c’est-à-dire le plus sûr chemin vers l’état qui nous est demandé par Dieu, est l’humilité. Celui qui prononce ces paroles montrait dans sa vie une humilité toute naturelle. Un jour de l’année 1257, alors que sa célébrité pourrait le gonfler d’orgueil, Saint Thomas d’Aquin, frère Thomas donc, est de passage dans un couvent à Bologne. Il rend quelques services. Il n’hésite pas à faire toutes sortes de tâches. Il est disponible ; il existe une libération de l’âme à être disponible, à baigner dans la docilité. Un religieux de passage dans le monastère le voit et lui intime l’ordre de le suivre. « Le prieur vous demande de me suivre ». Frère Thomas s’exécute. Il s’harnache des affaires du religieux, certaines dans la carriole qu’il commence à traîner, le reste sur son dos. Frère Thomas est de bonne constitution, mais la charge s’avère tout de même bien lourde. Il besogne. Le prieur a dit : « Prenez le premier frère que vous trouverez ». Frère Thomas a paru au religieux comme la personne idoine pour l’aider. Le religieux est pressé, il rabroue frère Thomas qui peine à tout porter et à avancer à vitesse raisonnable. Frère Thomas montre de la docilité dans l’effort, mais il montre aussi une grande docilité face aux reproches du religieux. En ville, la scène du religieux rabrouant le frère est comique. Les gens se moquent de cette caravane sur son passage. Mais soudain, un murmure parcourt la foule. Il se répand comme une trainée de poudre. Le murmure est un nom. Un bourgeois se fend d’éduquer le religieux. Le frère que vous malmenez est… Le religieux se roidit un peu plus, si c’était possible. Il n’ose se retourner. Il n’ose faire face à sa victime. L’ombre de frère Thomas le surplombe, mais cette ombre n’a pas de sens, frère Thomas ne surplombe personne par son ombre. Frère Thomas est à l’arrière souriant, presque placide, il a eu le temps de reprendre son souffle. Le religieux s’approche de lui et lui demande de lui pardonner, il continue d’agiter l’air avec ses bras, mais cette fois pour créer une intimité avec frère Thomas, quand auparavant il n’avait eu de cesse de montrer ostensiblement l’écart existant entre lui et ce frère de petite condition. Il s’approche de lui, lui touche l’épaule, chacun peut voir qu’il n’y a aucune animosité entre eux, qu’il respire au contraire une forme de connivence entre eux. Frère Thomas, dupe de rien, acteur de tout, répond au religieux qui venait de lui glisser qu’il aurait dû déclarer son identité, et l’instruire de sa qualité, qu’il n’était pas question de désobéir au prieur. Comme la foule ne cessait de murmurer contre le religieux, frère Thomas affirma qu’il était là de son plein gré, qu’il acceptait cette charge sans maugréer, qu’il n’y avait là aucune raison de s’emporter contre qui que ce soit, que l’obéissance était la condition sine qua non de la foi. Obéir à son prieur, obéir par amour pour Dieu. Rien ne coûte que de sortir de cette voie ; la voie de l’amour de Dieu.
L’amour de Dieu prend tout son sens dans l’obéissance de l’homme. Que l’homme vienne à déroger à cette douce loi et plus rien n’existe que le monde moderne. Sans docilité, sans humilité. Sans amour.