La peine ressemble au ressac qui va et revient avec langueur, sans languir, sur le rocher hiératique qui tient son rôle de souffre-douleur. Elle le submerge presque à tout coup et, si elle vient à manquer son coup, si elle ne dompte pas dans l’instant tout à fait le rocher, elle ne se résigne jamais, elle reprend toujours son élan et, comme une manière de feinte, le contourne, l’entoure, l’enlace et l’étreint la fois suivante !
Auteur/autrice : Emmanuel L. Di Rossetti
Liberté chérie !
Antigone est libre et, comme la liberté se gagne sans cesse, il serait juste de dire qu’Antigone se libère, car on n’en finit jamais de se libérer, et d’apprendre à se libérer. La liberté est le don le plus réprimé, car la liberté figure la vérité, c’est le meilleur interprète de la vie. Elle dompte le destin et appelle à devenir plus que soi.
La conversion permanente
À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, la tradition oblige à une conversion permanente. La tradition n’est pas une sinécure, une vie passée au spa ! La tradition demande un effort de tous les instants. Et même le plus important des efforts : ne pas oublier. Il n’y a de tradition que vivante, et vivre équivaut à prendre le risque de vivre.
L’appel du destin, l’oubli de la vocation
Pour nier l’origine, il est possible d’affirmer que l’existence des faits passés ne peut être prouvée, ou mieux qu’il s’agisse d’un accident, un accident amplifié par les ragots. C’est ici que l’atténuation se révèle souvent un subterfuge efficace, car il n’oblige pas à nier et s’appuie sur une part d’honnêteté, mais si l’escobarderie permet de s’extraire en apparence d’une lignée, permet de cacher au monde les fantômes de son origine sous le voile de l’ignorance, elle ne feinte que l’extérieur, les gens alentours, elle n’offre pas d’échappatoires lors d’une rencontre avec soi-même. Elle représente souvent la pierre angulaire d’une peur de l’intimité. Parce que l’intimité dévoile. Parce que la peur non assumée cloisonne en soi une peur de soi tout en la niant. Combien de nos contemporains vivent ainsi harnachés de leur peur du dévoilement ? Cette manière de feinte décline un arc-en-ciel de lâcheté ; une lâcheté qui bat la mesure du silence, qui crée l’équilibre et le fonde sur un oubli de soi, donc sur une perte de soi, puis une négation du soi. La peur qui ne meurt pas et ne ressuscite pas dans la bravoure annonce la mort de la liberté. Le règne des robots. Ismène se cache l’outrage de Créon. Ismène a déjà perdu sa liberté. Elle l’a perdue volontairement. Elle l’a troquée contre un peu de confort. Elle a peur de se voir. Ismène mène son petit bout de chemin comme l’adage populaire le dit, ce qui signifie qu’elle se confond avec son destin, plus encore elle s’emmitoufle en son destin, elle ne fait qu’un avec lui, elle ne peut presque plus distinguer son destin de sa vie or le destin est une peur non assumée, le destin convie à vivre une vie parallèle à la vie que l’on aurait pu vivre, la vie pour laquelle on était fait, le destin nous éloigne avec inexorabilité de notre vocation, au début nous voyons encore cette vocation, mais peu à peu elle se dissipe et se confond avec un songe. Quelquefois cependant, un événement peut raviver cette conscience de ce que nous sommes tout au fond de nous, c’est le moment où l’événement devient histoire.
Du sens au non-sens
Le monde contemporain s’émoustille en utilisant la formule : faire sens, parfaite traduction de l’expression anglo-saxonne, make sense. Il est si réconfortant de se répéter cette expression sans que cela ait en vérité de… sens, on ramasse ainsi de petites choses qui font sens, mais que sont ces mini-sens trouvés sur le sol presque par hasard ? Que sont ces sens, peau de chagrin, qui s’invitent sans qu’on n’y soit pour rien ou presque sinon les résidus d’un sens passé, d’un sens commun, d’un bon sens sculpté par les siècles ? À travers la destruction méthodique de la famille, la transmission entre les générations fait défaut, le sens de nos actes se perd, il faut donc inventer du sens, il faut fabriquer du sens, il faut se donner l’illusion de vivre encore, de n’avoir pas abdiqué. La supercherie s’adosse à l’ignorance, et sur ce point aussi, la filouterie ne date pas d’un jour. Le sens donné par la mort au sein de la famille, ce sens presque totalement oublié de nos jours, est rappelé par Antigone dans la pièce de Sophocle où elle se dresse comme une gardienne des valeurs qui libèrent, car elles protègent l’homme de l’animal. Antigone réaffirme ce que l’homme peut et ne peut pas ; elle s’empare d’une force destinée à nous protéger de notre volonté de puissance et à nous apprendre le temps des responsabilités ; un temps de nos jours confié à des spécialistes remplaçant de la famille, des personnes qui la composent, et des liens ténus tissés entre elles par le temps qui fuit.
Comme des robots face à la mort
Inutile de s’effrayer de ces robots venus d’Asie qui semblent prêts à conquérir notre place, car le robot est en nous et il nous guette ; il guette ce point de non-retour où l’homme débarrassé de toute humanité exhibera son cadavre croyant avoir vaincu son pire ennemi. La perte du savoir-faire vis-à-vis de la mort a marché de conserve avec la perte du rite : presque plus rien n’accompagne le mort au séjour des morts, presque plus rien ne libère le vivant du mort et le mort du vivant. Les fossoyeurs d’humanité n’accordent d’importance au rite que pour le brocarder ou lui nuire sans saisir la libération qu’il procure par le sens qu’il révèle.
Antigone, insoumise et intime (6/7. La vocation)
Que d’histoires au sujet de l’identité ! Le mot n’apparait ni dans l’épopée grecque ni dans la tragédie. L’identité à l’époque d’Antigone s’adosse à la lignée et à l’appartenance à une cité. L’identité s’imprégnait de l’enracinement. La famille et la cité rassemblaient sous un étendard virtuel l’intégralité de ce que l’autre devait savoir de soi lors d’une première rencontre. Pendant l’antiquité, personne ne clamait son identité ni ne la promulguait, et nul ne décidait de son identité. Il ne s’agissait pas de mettre un costume. Les hommes relevaient de leur identité. L’identité s’apparentait à une charge, on se devait d’en être digne. Elle statuait l’être et le devenir. L’époque moderne en a fait un enjeu, car elle a transformé l’identité en avoir, une sorte d’acquis dont on peut s’affubler ou se départir. Dans son fantasme moderne de croire que l’on peut tout choisir tout le temps, l’époque moderne a remplacé avec une méthode implacable l’être par l’avoir. Pourtant cette logique, cette idéologie a ses limites : certaines choses ne se peuvent acquérir, parmi elles : l’altérité. Vivre son identité, être ce que l’on est, habiter son nom, permettre l’intimité et donc la connaissance et l’approfondissement de son être, voilà les conditions sine qua non d’une rencontre avec l’autre. La première différence entre Créon et Antigone se situe à cet endroit précis, le terrain sur lequel se bâtit le combat, Antigone préserve ancré en elle ce don des anciens, des dieux, cet enracinement qui définit l’autorité à laquelle elle s’adosse pour tenir tête à cet homme, son parent, le roi, qui épouse la volonté de puissance et se trouve aveuglé par elle jusqu’à ne plus entendre que sa propre voix, son écho. Lire la suite de “Antigone, insoumise et intime (6/7. La vocation)”
Le relativisme, c’est le maquignon !
Le relativisme se révèle un doux compagnon. Le relativisme, c’est le maquignon de l’abbé Donissan. On peut voyager en sa compagnie. Il n’ennuie pas, il reste à sa place et fait preuve d’une empathie sans faille. Cependant il ne connait pas la compassion. Est-ce un problème ? Plutôt un avantage, il ne contredit pas, il est d’accord avec moi. Avec précision, il devance mon accord, quelquefois même il le conçoit avant que je n’y ai réfléchi. Le relativisme donne l’impression de dominer toutes les certitudes et est devenu ainsi la religion de l’époque, c’est une émanation de la République qui est elle-même une émanation de la Monarchie. Le relativisme est donc un enfant naturel de la laïcité, pour cette raison — c’est son devoir ! — il tient en garde presque toutes les religions, un peu moins celles qui peuvent le faire chanter, avec force celles qui voudraient renouer avec un passé perdu. Le relativisme ne vient pas en aide, il se satisfait de son rôle de témoin ; il acte et acquiesce, c’est un technicien, un administrateur, un statisticien. Il n’est pas docile, il n’en éprouve pas le besoin. Il n’est pas humble même s’il réussit parfois à se faire passer pour l’humilité, mais à l’inverse de celle-ci, le relativisme n’oblige pas à la remise en question. Il conforte certes, appuyé sur l’égotisme et la satisfaction immédiate. Quand l’humilité pousse à confesser ses fautes, le relativisme trouve excuse à toutes infractions en prétextant la règle du deux poids deux mesures qui comme son nom l’indique peut servir la chèvre et le chou. Là où l’humilité est un apprentissage de la loi pour accéder à l’esprit, le maquignon propose d’oublier loi et esprit pour vivre. Vivre avec plénitude ou vivre une sorte de plénitude. Le relativisme provoque ainsi la mort, à feu lent et doux, car il effacera jusqu’à la présence d’idées en nous, il nous déshumanisera avec une certitude absolue. Et nous serons d’accord avec lui. Nous deviendrons bien des robots. Nous serons d’accord avec lui car il nous offre un immédiat réconfort, celui que nous méritons bien, celui de l’impression, celui où l’impression recèle l’image dont Narcisse s’énamourait en la regardant, en s’oubliant, sans se savoir, hypnotisé jusqu’à la mort de soi. La mort qui nous arrive.
Devenir soi…
Devenir soi n’est-il pas toujours devenir un autre ? Que peut devenir celui qui ne chemine pas vers celui qu’il est ? Il faut sans cesse combler le gouffre entre celui que nous sommes et celui que nous croyons être. Que peut incarner celui qui ne sait pas qui il est ? Une épave, une éternelle dérive, un échouement ? Celui-là peut sombrer dans toutes les formes de soumission, notamment la volonté de puissance ; Il n’y a rien qui puisse le tempérer, le caresser ou le contrôler. Il s’agit ici d’avoir la même exigence que dans l’écriture : accoler au plus près, au plus proche, le style et le sujet. Réussir à faire corps pour ne faire qu’un. Opérer et accomplir la métamorphose pour sortir de soi, pour être soi. À la différence de ce qui est souvent dit ou cru de nos jours, la perpétuelle rencontre avec l’autre appelée aussi métissage ou diversité ou le prochain vocable à la mode n’est qu’un subterfuge, un zapping hystérique, un moyen de s’apercevoir, de s’entrevoir et de camoufler cette vision sous un maquillage ingrat, anémique et amnésique. Ici continue de s’agiter une agit-prop soucieuse de créer de nouveaux besoins et de les renouveler sans cesse pour créer toujours une insatisfaction sans précédent et sans fin et obliger à la quête éternelle et épuisante du fantôme de soi.
La quête d’identité
Dans sa quête folle de faire croire que l’on peut tout choisir tout le temps, l’époque moderne a remplacé méthodiquement l’être par l’avoir. Pourtant cette logique, cette idéologie a ses limites : certaines choses ne se peuvent acquérir, parmi elle : l’altérité. Vivre son identité, être ce que l’on est, habiter son nom, permettre l’intimité et donc la connaissance et l’approfondissement de son être, voilà les conditions d’une rencontre avec l’autre. La première différence entre Créon et Antigone se situe à cet endroit précis, le terrain sur lequel se bâtit le combat, Antigone préserve ancré en elle ce don des anciens, des dieux, cet enracinement qui définit l’autorité à laquelle elle s’adosse pour tenir tête à cet homme, son parent, le roi, qui épouse la volonté de puissance et se trouve aveuglé par elle jusqu’à ne plus entendre que sa propre voix, son écho.