Essai sur l’exotisme

Ne peuvent sentir la Différence que ceux qui possèdent une Individualité forte.

En vertu de la loi : tout sujet pensant suppose un objet, nous devons poser que la notion de Différence implique aussitôt un point de départ individuel.

Que ceux-là goûteront pleinement l’admirable sensation, qui sentiront ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont pas.

L’exotisme n’est donc pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choix d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance. (Les sensations d’Exotisme et d’Individualisme sont complémentaires).

L’Exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle.

Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire éjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ; nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers. (C’est ici que pourrait se placer ce doute : augmenter notre faculté de percevoir le Divers, est-ce rétrécir notre personnalité ou l’enrichir ? Est-ce lui voler quelque chose ou la rendre plus nombreuse ? Nul doute : c’est l’enrichir abondamment, de tout l’Univers. Clouard dit très bien : “Ce naturalisme, on voit que ce n’est pas notre abaissement, ni notre dispersion, ni un avantage qu’obtiendrait la nature aux dépens de la personnalité humaine, c’est l’empire agrandi de notre esprit sur le monde.”).

Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers. Éditions Fata Morgana.

L’homme et les animaux selon Aristote

De là cette conclusion évidente, que l’Etat est un fait de nature, que naturellement l’homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l’espèce humaine. C’est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère : “Sans famille, sans lois, sans foyer…” L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre ; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie.

Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l’ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu’à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; et l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’Etat.

On ne peut douter que l’Etat ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu ; car le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir ; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes ; elles sont seulement comprises sous un même nom.

Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’Etat et sa supériorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l’individu peut alors se suffire à lui-même dans l’isolement du tout, ainsi que du reste des parties ; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’Etat. C’est une brute ou un dieu.

La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institut rendit un immense service ; car, si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armé. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale ; car le droit est la règle de l’association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.

Aristote, Politique. I.9-13

Antigone, insoumise et intime (5/7. L’autorité)

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5ème partie : L’autorité

Dans la Grèce antique, les hommes se connaissent et se reconnaissent dans le regard de leur famille, de leurs proches, de leur communauté. Les femmes se réservent le miroir qui est parti de la beauté, de la féminité, de la séduction. Le reflet est partout. « Là n’est pas de lieu qui ne te voit » écrit Rilke. Peut-on exister sans reflet ? Peut-on avoir conscience sans se connaître ? L’homme ne doit pas se voir dans le miroir de peur d’être absorbé par son image. Cette image qui réussit à nous faire oublier que nous sommes là. Si l’on pense ce que l’on voit, on l’entend, cela résonne en nous, et on le rêve aussi. Notre image nous échappe dès que nous la voyons. Ainsi la femme s’ajuste dans le miroir quand l’homme pourrait y perdre ses fondements. Le rêve, binôme de la mémoire, dissimule le temps et l’engourdit. Qu’a-t-on vu et quand ? Le regard et le reflet et l’imaginaire s’interpénètrent et ne peuvent être dissociés. Voir et se connaître se confond chez les Grecs. Voir, se connaître… mais pas trop, car si l’homme est une merveille, dans le sens d’un incident, d’une fracture fascinante, il recèle aussi sa propre terreur, il s’extermine et se torture, et il est bien le seul « animal » dans ce cas.

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Identité

L’identité se divise d’une part en un socle qui est en nous sans que nous puissions en tirer un mérite particulier, notre nature et l’éducation que nous avons reçues, et un mouvement constitutif de la vie qui découvre des éléments qui ne sont pas répertoriés par notre nature ou notre éducation, mais qui doivent être lus à la hauteur de notre nature et de notre éducation. Une bonne part de ce processus se déroule sans que nous ayons même à y penser. Il est pourtant essentiel, primordial et nous oblige à la révision permanente de cette nature et de cette éducation, tout comme à la révision permanente de ces nouveaux éléments à travers le prisme de notre nature et de notre culture. L’équilibre, ici encore, s’avère essentiel. Il n’est pas question d’oublier ou pire de ne pas avoir conscience de notre nature, d’oublier ou pire de perdre les bienfaits de notre éducation, pour aborder les rivages de la nouveauté, ou bien nous ne serons rien qu’un drapeau élimé dans le vent, nous n’aurons aucun critère pour juger de la nouveauté et nous risquerions de ne voir en cette nouveauté qu’une nouveauté, et de ne l’aimer que pour cela.

Le clivage selon Créon

Créon divise ses interlocuteurs en deux clans, ceux qui sont avec lui et ceux qui sont contre lui. Il ne négocie plus et menace ceux qui s’opposent. La force le contrôle, quand la force ne doit jamais servir qu’à protéger, et il en est toujours ainsi de ceux qui se livrent corps et âme à la volonté de puissance. Manier la force comme pouvoir, c’est croire que la peur est le moteur du pouvoir et instaure l’autorité quand celle-ci s’apparente plus à la caresse d’un parent sur la joue de l’enfant après une bêtise actée. Si le pouvoir règne en pratique, il doit toujours être matinée d’autorité où il croira se suffire à lui-même. Créon ne sait plus d’où il parle ou tout au moins parle-t-il d’un lieu imaginaire où il vient d’arriver et qui n’existait pas avant son arrivée et qui a été créé par lui pour lui. Comme si étant roi, Créon n’était plus constitué des mêmes éléments de chair, d’os et de génétique que la veille de son sacre. Créon s’accole et s’attribue une identité de roi qui oublie d’où il vient et ce qu’il doit à son passé qui se trouve effacé par son avènement au pouvoir. Si l’identité s’avère une recherche et pour une part une construction bâtie par ses goûts et ses choix, tout un fond d’identité existe, préexiste même, en nous avant nous. Trop d’identités s’écrivent de nos jours, en se cristallisant sur ce fond ou seulement sur la recherche, quand l’équilibre préside à l’identité.

L’enantiodromos, la fourche de la vie

Créon se métamorphose en tyran. Il devient ce qu’il imagine devoir être. C’est l’enantiodromos, ce moment et ce lieu chez les Grecs, qui dit la véritable nature d’un homme quand, à la croisée des chemins, il doit se confronter au choix de la route à suivre. L’enantiodromos est la fourche où naît celui qui devient… À l’instar d’un parvenu prenant possession de la foudre de Zeus, il manque à Créon l’éducation et la compréhension de son pouvoir qui ne peuvent lui être données que par l’autorité. Créon pense en matière de droit quand il devrait d’abord penser en matière de devoir. Être soi n’est jamais une habitude, l’identité est une recherche et une affirmation, un enantiodromos permanent, comme un état de siège, qui suis-je ? Où vais-je ? Il faut sans cesse se remettre en question et explorer le mystère de la vie, mais caparaçonné de ce que l’on sait de soi et de l’accord de soi au monde, c’est-à-dire qu’il y a quelques certitudes, il ne peut pas ne rien y avoir, sinon il n’y a pas d’Antigone…

Prendre sur soi, une transfiguration

Il est difficile de comprendre à notre époque où règne l’individualisme que l’action d’endosser la faute que l’on ne pense pas de soi, que l’on pense de l’autre, mais qui forcément est aussi de soi, forcément, car j’ai déjà commis ce genre de faute par action ou par omission, cette faute ne m’est pas inconnue, l’action d’endosser la faute qui même si elle n’est pas de soi, aurait pu l’être, endosser donc la possibilité de l’exposition de ma faiblesse, moment d’humilité intense et prodigieux, transgresse mon moi et l’oblige à sortir de son confort ; ce geste provoque, sans même que j’ai à l’appeler de mes vœux ou à le rechercher, la traversée de la membrane qui me sépare d’un autre en moi que j’ignore encore, un autre qui surpasse ma nature, peut-être un autre prêter-naturel, la transfiguration qui me permet de devenir plus que moi.

Désir de reconnaissance

La perte de toute reconnaissance à l’époque moderne mêlée à l’individualisme forcené pousse chacun à envier avec appétence toute forme de reconnaissance. Chacun rêve d’un moment de gloire, la forme médiatique étant la plus recherchée qu’elle passe par la télévision ou par les réseaux sociaux, car apparaissant comme une forme de reconnaissance ultime ; la forme en miroir, je suis admiré et j’admire être admiré. L’éphémère règne en condition absolue, cette immédiateté inquiète, car elle interdit le recueillement, l’intime, la vie intérieure en les remplaçant par le vacarme étouffant, la foule procureure, l’indécence perverse.

Qu’est-ce qu’être hors-sol ?

L’exemple le plus éclairant concernant la nature humaine se trouve dans le Nouveau Testament quand Pierre et Jésus-Christ parlent ensemble et que Pierre insiste auprès de son maître pour qu’il croie sa dévotion tout à fait sincère. Ainsi, Jésus lui annonce que le coq n’aura pas chanté qu’il l’aura renié trois fois. Le premier endroit d’où parle tout homme est celui-ci : sa faiblesse. La prise en compte des limites de chacun, non pas toujours pour s’y résoudre, mais aussi pour les surmonter, oblige à raisonner à partir de ce que l’on est et non pas à partir de ce que l’on croit être. Tout homme qui ne connaît pas ses faiblesses, qui les oublie, qui ne les prend pas en compte est hors-sol comme on a pris l’habitude de le dire de nos jours. Hors-sol signifiant que l’on est nourri par un pâturage qui n’est pas le nôtre, que l’on renie son pâturage pour trouver tout autre pâturage que le sien meilleur, car autre. Hors-sol signifie aussi que les propos reçus pourraient être obtenus partout ailleurs dans le monde sans que cela pose problème, ces propos étant sans racines, traduisible en toute langue et exportable tel un « framework » en informatique. La formule « hors-sol » interdit de répondre à la question « d’où parles-tu ? » et la première formule aime à brocarder la seconde comme identitaire ou d’« extrême-droite ». À force d’avoir voulu esquiver cette question, on l’a anéantie. À l’avenir il ne sera plus possible de demander d’où l’on parle, car on aura atteint un tel niveau d’abstraction et de déracinement que cette question n’aura même plus de sens.